Je me sens lourd et ennuyeux, tel le prince Hamlet. Que puis-je faire ? Entre moi, humble professeur de dessin dans une école de province, et lui, derrière sa multitude de portes d'acier et de chêne, assis dans une salle inconnue de la prison principale de la capitale (bastille transformée par lui en château, car ce tyran se définit comme «le prisonnier de la volonté du peuple qui l'a élu»), il y a une distance inimaginable.
... comme je l'ai déjà dit, rien de moins excentrique que cet homme, car comment considérer une foi animale dans sa propre et sinistre étoile comme quelque chose de particulier et de rare ? Mais, qu'on le veuille ou non, il impressionnait par sa médiocrité comme d'autres par leur talent.
Mais aujourd'hui je n'ai plus seulement devant moi une solution diluée de mal, telle que l'on peut en trouver dans n'importe quel homme, je suis en présence d'un mal pur, concentré, que contient un énorme flacon, rempli jusqu'au goulot et cacheté.
Et cependant il existe, ce père (ou existait encore il n'y a pas si longtemps) et si le destin ne lui a pas accordé une ignorance salutaire de l'identité de sa compagne de lit passagère, Dieu sait quel tourment est en liberté parmi nous, n'osant pas révéler son secret, sentiment sans doute aggravé par le fait que le malheureux ne saurait être absolument certain de sa paternité, car la fille était de moeurs légères. Il pourrait donc y avoir plusieurs personnes comme lui dans le monde, calculant inlassablement les dates, s'égarant dans l'enfer des chiffres et des souvenirs trop vagues, à la fois caressant le rêve ignoble de tirer parti des ombres du passé et redoutant un châtiment immédiat, se sentant plutôt fiers au fond du coeur (après tout, c'est lui, le Chef !), tandis que leur raison s'égare entre les supputations et les suppositions... abominable ! abominable !
Les amateurs de paradoxes médiocres ont depuis longtemps remarqué la sentimentalité des bourreaux - il est vrai que le trottoir devant une boucherie est toujours humide.
Me vint-il alors à l'esprit que je le voyais pour la dernière fois ?
Sans aucun doute. Voilà exactement ce qui me vient à l'esprit : oui, je vous vois pour la dernière fois. C'est en fait à quoi je pense constamment, à propos de tout, à propos de tout le monde... ma vie est un adieu perpétuel aux choses et aux êtres, qui souvent ne prêtent pas la moindre attention à mon salut, amer, rapide, insensé.
A la solitude physique on peut porter remède, mais celle de l'esprit est une maladie incurable.
Constamment aux abois, il lui était égal de dormir n'importe où.
Le présent cependant exerce toujours une influence si perverse sur les souvenirs que je ne puis m'empêcher de lui donner une place à part contre ce fond indistinct et que je le pare (lui qui n'était ni le plus proche ni le plus vociférant des camarades de Grigori) de cette sorte de volonté sombre et ramassée, profondément consciente de son moi renfrogné, propre à façonner à partir d'un homme dépourvu de dons un monstre triomphant !