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Critique de Charybde2


Cinquante ans d'îles Féroé contemporaines dans les vies de six enfants devenant adultes (ou non). Cruel et drôle, politique et poétique, un grand roman.

Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2021/05/27/note-de-lecture-les-collectionneurs-dimages-joanes-nielsen/

Il n'est pas si fréquent qu'un roman démarre ses premières lignes en nous annonçant, même à grands traits, les circonstances de la mort de cinq de ses six protagonistes. Djalli, Ingimar, Steffan, Fríðrikur, Olaf et Kári : six gamins des Îles Féroé, ayant eu sept ans en 1952, partageant les bancs de la même école privée catholique (dans un environnement notoirement protestant – cette particularité sociale sera élucidée en temps utile) à Tórshavn, la capitale de ce territoire danois, écartelé entre sa métropole à 1 000 kilomètres, les écossaises Îles Shetland, à 280 kilomètres seulement mais généralement superbement ignorées, en tout cas à l'époque, et l'Islande, à 430 kilomètres, voisine d'insularité, de désir d'indépendance, et souvent de coeur, six gamins un peu à part de leurs camarades car passionnés entre leurs 7 et leurs 10 ans par un loisir particulier qui leur vaut le surnom collectif de collectionneurs d'images, six gamins dont les vies individuelles, qu'elles soient finalement fort brèves ou plus longues, vont incarner, parmi de nombreux paradoxes et dans un tourbillon de résonances souvent étonnantes, la vie collective de l'archipel de l'Atlantique Nord, entre 1952 et 2005.

Avec ce roman de 2005, son deuxième, traduit en français en 2021 à La Peuplade (dont la collection Fictions du Nord, soutenue par le Laboratoire international de recherche sur l'imaginaire du Nord, de l'hiver et de l'Arctique de l'Université du Québec à Montréal, s'affirme désormais d'une redoutable ampleur) par Inès Jorgensen à partir du danois (Malan Manersdóttir assurant à la fois une postface plutôt documentaire et une validation linguistique à partir du texte original féroïen), le poète et dramaturge Jóanes Nielsen s'affirme sans doute, même sans attendre le succès international de son troisième roman, « Brahmadellarnir » (non encore traduit en français) en 2011, le plus à même de transmettre au monde une âme féringienne contemporaine, s'il en est, sans jamais effleurer la tentation du roman national.

Digne successeur assurément du grand William Heinesen (1900-1991), l'auteur de « Aube venteuse » et de « La marmite noire » faisant d'ailleurs quelques savoureuses appariitions en caméo dans ces « Collectionneurs d'images », Jóanes Nielsen réussit la prouesse relativement peu fréquente d'écrire un véritable roman réaliste, social et politique, cru et même parfois brutal (ni les violences domestiques, ni les ravages de l'alcool, ni l'exploitation capitaliste, ni le somnifère religieux, ni la répression sexuelle, ni les conflits nationaux et coloniaux, ni la dureté banale de la pêche hauturière ne sont ici masquées, alors même que le récit commence à hauteur d'enfant), tout en le subvertissant de l'intérieur, en permanence, par une écriture rusée qui associe d'une manière difficile à définir, pourtant, humour et poésie (l'auteur en a produit neuf recueils entre 1978 et 2016 – on peut d'ailleurs l'écouter ici, par exemple), pour percer quelques trous prometteurs dans une réalité autrement implacable, faire vaciller les certitudes du récit officiel, et ouvrir de curieux espaces à l'amour, à l'amitié et à la ferveur.

On pourrait songer, peut-être, à la manière dont un Claro transformait une banale intoxication collective en tout autre chose dans son « Tous les diamants du ciel », ou bien à la façon dont un canevas lointain héritier d'un Émile Zola, pour simplifier, au lieu d'être entraîné dans un mouvement glissant de transformation littéraire par un William Heinesen, justement, aurait été directement plongé dans un bain d'étrangeté malicieuse où flotteraient les épices du Andreï Platonov de « Tchevengour » et celles du Mircea Cǎrtǎrescu de « Solénoïde ». Et c'est sans doute bien ainsi que naissent les grands romans capables de réellement transformer nos regards.
Lien : https://charybde2.wordpress...
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