Michel Eltchaninoff,
Françoise Lesourd et
Anne Coldefy-Faucard présentent la pensée du philosophe Nikolaï Fiodorov.
Totalement inconnue en France, la pensée utopiste de Fiodorov a influencé la culture du XXe siècle russe et demeure à ce jour une référence importante en Russie. de nombreux écrivains y trouveront des échos de leurs préoccupations, de Tolstoï à
Dostoïevski ou à Vladimir Soloviov. Parmi ses héritiers, le futuriste
Velimir Khlebnikov et les écrivains
Andreï Platonov ou
Maxime Gorki, mais également des savants comme Tsiolkovski, le père de l'aéronautique soviétique. Ses idées trouveront indirectement leur expression dans des textes de la science-fiction soviétique ou dans le cinéma d'
Andreï Tarkovski et son adaptation de Solaris (1972).
La pensée de Fiodorov se situe au croisement des nouvelles disciplines émergentes de son temps, telles que la linguistique et l'anthropologie, mais également la sociologie, l'agriculture, l'économie. Il est attentif aux phénomènes sociaux engendrés par l'urbanisation, l'appauvrissement de la campagne, et pressent, comme d'autres penseurs de son époque, l'avènement d'une crise mondiale majeure. Exhortant l'humanité à s'unir pour vaincre la mort, Fiodorov lui assigne aussi le devoir moral de ramener à la vie toutes les générations disparues, ces victimes du « progrès » : c'est « l'oeuvre commune ». Sur le climat, objet d'attention privilégié, ou encore, sur les transformations biologiques que connaîtra l'humanité, sa réflexion se rapproche de la question du transhumanisme, qui connaît actuellement un véritable engouement dans la Silicon Valley et ses grandes entreprises.
Utopique, la pensée de Fiodorov ? Sans doute. Il n'en demeure pas moins que les idées, les interrogations du philosophe sont toujours aussi stimulantes, particulièrement lorsqu'elles sont exposées avec la spontanéité de la Correspondance: les rapports avec la nature, les questions de météorologie, l'urbanisation excessive, la maladie, la mort, la faim, la conquête de l'univers
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La terre dormait nue et tourmentée comme une mère dont la couverture aurait glissé.
- Mettez la date, dit l'envoyé de Potchep. Tel jour et tel mois : s'il manque la date exacte du jour, l'inspection invalidera le document.
Mais Tchepourny ignorait le mois et le jour, il avait oublié de compter le temps écoulé à Tchevengour, il savait seulement que c'était l'été et le cinquième jour du communisme, aussi écrivit-il : "Eté. 5 com."
(…) il connaissait depuis l’enfance tous les sentiments des animaux sauvages et des oiseaux. Ils ne peuvent pas pleurer et trouver dans les larmes et l’alanguissement de leur cœur à la fois le réconfort et le pardon de l’ennemi. Ils agissent, afin d’épuiser leur souffrance dans la lutte, que ce soit dans le cadavre de leur ennemi ou dans leur propre mort.
Le tableau représentait une scène imaginaire, du temps où on croyait la terre plate et le ciel tout proche. Un homme de haute stature était dressé sur la terre, il avait crevé avec sa tête la coupole céleste et son corps ressortait jusqu’aux épaules de l’autre côté du ciel, dans l’étrange infini d’un autre temps, qu’il regardait avec fixité. Il regardait depuis si longtemps l’espace inconnu et étranger qu’il avait oublié la partie de son corps restée en-dessous du ciel habituel. L’autre moitié du tableau représentait la même scène, mais la situation avait changé. Le tronc de l’homme avait langui, s’était étiolé et avait fini sans doute par mourir ; quant à sa tête desséchée, elle avait roulé dans l’autre monde (à la surface d’un ciel pareil à une bassine en fer blanc), tête de chercheur d’un nouvel infini où il n’y a effectivement ni faim, ni retour vers la plate et maigre face de la terre.
Ce pays d'enfance se trouvait dans l'ombre noire où s'achève le désert ; là le désert laisse glisser sa terre comme une profonde dépression, comme s'il préparait son propre enterrement, et des montagnes plates, rongées par un vent sec, protègent ce bas-fond de la lumière céleste, recouvrant la partie de Tchagataïev de ténèbres et de silence. Seule une lumière tardive y parvient et éclaire d'un crépuscule triste les rares herbes d'un terre trop salée dont les larmes avaient séché sans que sa peine disparaisse.
-[...] Tu as lu Karl Marx ?
- Non, camarade Tchepourny.
- Eh bien il faut le lire, mon cher camarade : l'histoire s'est achevée et tu ne l'as même pas remarqué.
[...]
Kopionkine n'avait pas eu le temps de lire Karl Marx et il fut troublé par l'instruction de Tchepourny.
- Pourquoi ? demanda Kopionkine. On est obligé de lire Karl Marx chez vous ?
Tchepourny mit fin à l'inquiétude de Kopionkine.
- C'était pour faire peur au bonhomme. Moi non plus je ne l'ai jamais lu. J'ai bien entendu des choses lors de meetings - ça me sert à faire ma propagande. C'est d'ailleurs pas la peine de le lire : tu sais, c'est dans le temps que les gens lisaient et écrivaient, mais pour ce qui est de vivre, zéro pour la question, ils ne faisaient que chercher des chemins pour les autres.
- Et le bétail est à qui ? demanda Kopionkine [...]
- Le bétail aussi, nous allons bientôt l'éparpiller dans la nature, répondit le Tchévengourien, lui aussi est presque humain : c'est simplement par suite d'une oppression séculaire que les bestiaux ont pris du retard sur l'homme. Or eux aussi ont envie d'être des hommes !
Kopionkine caressa Force Prolétarienne, percevant qu'elle était son égale .
Couché, il se demandait comment allumer une cigarette. Il avait du tabac, mais point de papier ; il avait depuis longtemps fumé tous ses papiers officiels - le seul papier qui lui restait, c'était la lettre de Kopionkine à Dvanov. Louï tira la lettre de sa poche, la défroissa, la lut deux fois pour la savoir par cœur et en fabriqua dix douilles vides pour cigarette.
Le lendemain ils n'auraient ni travaux ni occupations, puisqu'à Tchevengour celui qui travaillait à la place et au profit de tous c'était le seul soleil, proclamé à Tchevengour prolétaire universel. Les occupations des gens n'avaient rien d'obligatoire - à l'instigation de Tchepourny, Prokofi avait fourni une interprétation spéciale du travail selon laquelle tout labeur était à jamais qualifié de survivance de la cupidité, de volupté bestiale et oppressive, puisque le labeur facilite l'apparition de la propriété - celle de l'oppression ; mais le soleil à lui seul fournissait aux hommes des rations vitales normales, tout à fait suffisantes, dont toute augmentation - due à des travaux humains délibérés - allait nourrir le foyer de la lutte des classes en créant des objets superflus et nuisibles.
Un jour Zakhar Pavlovitch chercha longtemps le boulon qu’il lui fallait pour refaire le filetage d’un écrou forcé. Il parcourait le dépôt et demandait si personne n’avait de boulon de 8, pour refaire un filetage. On lui répondit qu’il n’y en avait pas, quoique tout le monde eût ce genre de boulon. C’est qu’en fait les ouvriers s’ennuyaient, ils se distrayaient en se compliquant mutuellement les soucis du travail. Zakhar Pavlovitch ignorait encore cet amusement sournois, caché, qu’on trouve dans tout atelier. Cette dérision discrète permettait aux autres ouvriers d’avoir raison de la longueur de la journée de travail et de la langueur d’un labeur répétitif. En vertu de ce divertissement cher à ses voisins Zakhar Pavlovitch fit bien des choses pour rien. Il allait chercher des chiffons au dépôt alors qu’il y en avait des monceaux au bureau ; il fabriquait des échelles en bois ou des bidons pour l’huile, dont le dépôt regorgeait ; incité par quelqu’un, il fut même sur le point de changer par ses propres moyens les bouchons-témoins dans le foyer de la locomotive, mais fut prévenu à temps par un chauffeur qui se trouvait là, sans quoi Zakhar Pavlovitch aurait été congédié sans aucun commentaire.
Zakhar Pavlovitch, ne trouvant pas cette fois le boulon convenable, entreprit d’adapter un pivot à la réalisation d’un filetage et il y serait parvenu, car il ne perdait jamais patience, mais on lui dit :
– Eh, 8 pour un filetage, viens donc prendre ton boulon !
Depuis lors Zakhar Pavlovitch eut pour sobriquet "8 pour un filetage", mais on le dupa désormais moins souvent lorsqu’il eut un besoin urgent d’outils.
Ensuite personne ne sut que Zakhar Pavlovitch préférait ce sobriquet à son nom de baptême : il rappelait une partie importante de toute machine et semblait intégrer corporellement Zakhar Pavlovitch à cette patrie authentique où les pouces de métal triomphent des verstes de terre."