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Critique de oblo


oblo
04 février 2021
Le bleu va merveilleusement à François Sainte-Anne. La veste qu'il porte a cette couleur, et elle met tant en valeur la beauté de ce jeune homme de dix-huit ans que sa jeunesse, au sens militaire du mot : Sainte-Anne est un bleu que la vie va se charger de déniaiser. Avec le XVIe régiment de hussards, Sainte-Anne entre en Allemagne au printemps 1945. L'époque de la défaite française, en juin 1940, est lointaine ; voilà les Français vainqueurs, puis occupants. Les Allemands qui, jadis, paradaient dans Paris, ne sont plus que des vaincus à mépriser. le hussard bleu est une comédie humaine, une farce militaire dont toutes les pages démontrent l'absurdité générale des événements. de la mort des idéologies à celle des sentiments, Roger Nimier ne s'offusque ni ne se lamente : plutôt, il en rit, tel un insolent jeune homme capable de commettre, à 25 ans, pareil roman.

N'allons pas jusqu'à écrire que Nimier eut de la chance, mais connaître la guerre comme il la connut, fut sans doute un avantage pour son métier d'écrivain. Comme ses protagonistes, Nimier s'est engagé en 1945 dans les hussards et dut participer, de près ou de loin, aux événements qu'il décrit. À travers les monologues qui se succèdent se dessine le visage pluriel d'une armée française mortifiée par la défaite de 1940 et tiraillée, par le passé de ses soldats, entre l'idéal de la Résistance et celui de la Milice, entre De Gaulle et Pétain. Que ce soit le précieux capitaine de Forjac, la brute de colonel Fermendidier, l'imbécile Casse-Pompons ou encore le carriériste général O'Reish, la caste des officiers semble encore très vieille France, partagée entre un esthétisme érotique suranné (De Forjac) et un goût dépassé pour la chose militaire. Mais c'est à travers les figures des cavaliers, de Los Anderos au surnommé Karl Marx en passant par Maximian et, bien-sûr, par Sanders, que la farce militaire apparaît dans toute son absurdité. Car, en matière de guerre, les affrontements armés sont plutôt rares. Tout juste trouve-t-on un sévère accrochage dans les environs du lac de Constance, affrontement que les Français trouvent remarquables de perdre. Quant aux autres pages, elles se passent en stationnements paisibles, progressions tranquilles dans le pays bientôt vaincu, occupation sereine d'une Allemagne ravagée. La guerre est absurde dans son absence : les combats sont rares. La guerre est absurde dans ses formes : on se bat sans rien y voir, on soigne des moribonds toute la nuit, on meurt, réduits à l'impuissance et brûlé par des Allemands pourtant presque vaincus.

La farce de la guerre, c'est aussi celle de l'Histoire qui, plus que jamais, use des hommes comme on le fait des pions sur un échiquier sur lequel on relance toujours la même partie. Résistants et miliciens ont intégré l'armée française, mais leurs idéaux sont désormais lointains. le communisme ou le nationalisme ne sont pas des idées mortes, loin de là, mais elles s'effacent devant la fraternité des armes ou devant la haine normale de l'ennemi. Il n'y a guère que Besse, un ancien milicien et camarade de Sanders, qui, par respect pour ses engagements passés, veut encore oeuvrer pour son idéologie ; ce sera un échec qu'il paiera de sa vie. L'Histoire, en tout cas, ne s'embarrasse pas des sentiments des uns et des autres. Une autre guerre arrive, en Indochine, pour avaler les vies rescapées.

Si l'on ne fait pas la guerre dans le hussard bleu, on s'aime au moins. Les amours au temps de la guerre sont multiples. Au milieu des attentions se trouve bien souvent Sainte-Anne, dont l'arrivée au régiment lors d'un stationnement en Lorraine correspond d'ailleurs au début du roman. C'est sous le signe d'un amour - contrarié - que naît l'amitié entre Sainte-Anne et Sanders. Amitié virile entre les deux hommes, fraternelle même, qui sera à l'origine d'un triangle amoureux particulier à l'issue tragique. D'autres que Sanders aiment Sainte-Anne : de Forjac en fait son aide pour mieux idéaliser son corps, de sa chevelure jusqu'à son sexe ; Florence, l'amie d'O'Reish, le méprise autant qu'elle le veut ; Fermendidider aime son audace et son côté bonhomme. Il y a encore Rita, une jeune Allemande de vingt-cinq ans dont le mari est prisonnier en Russie. Dans sa villa, Rita est d'abord violée par Sanders, avant de le retrouver quelques mois plus tard. Objet de fantasmes de Sainte-Anne, Rita joue ainsi dans le coeur des deux hommes - Sanders et Sainte-Anne -, autant par désoeuvrement que par vengeance. La guerre a cela de moche qu'elle dénature même l'amour. Rita attire et répugne : elle attire par sa légèreté, sa lubricité, son accessibilité ; elle répugne par sa froideur, son machiavélisme, sa frivolité. Elle aime Sanders parce qu'il est l'image du guerrier ; elle hait Sanders pour son indifférence. Quant à Sainte-Anne, elle le hait pour sa fragilité. Elle l'aime, pour la même raison qui pousse tout le monde à aimer Sainte-Anne. Sainte-Anne est aimé car c'est un enfant. Sa fraîche innocence ravit tout le monde, comme son côté bravache. Comme tout enfant, Sainte-Anne a besoin de modèles : la droiture de Maximian, le désenchantement de Sanders : ainsi Sainte-Anne paraît être la personnification du monde tancé entre un idéal - perdu - et une prise de conscience de l'ignominie de l'humanité.

Point d'héroïsme dans ces pages, point de pureté, hormis chez Sainte-Anne. La guerre salit d'abord, puis elle ennuie. Cela se voit chez les personnages de Nimier. Sanders, par exemple, la joue bravache, mais la guerre l'a enlaidi, physiquement d'abord, psychologiquement ensuite. Rita, aussi, malgré toute sa morgue, ne parvient pas à cacher son ennui et sa vacuité. Dans ce roman, le courage finit par être une posture, une sorte de tradition virile qu'on se transmet pour donner du sens à l'action. On ridiculise les corps d'armées rivaux, on viole les femmes car c'est ce qui se fait en guerre, on boit, on s'enivre, on fréquente les bordels. de toute cela, Roger Nimier parle avec une audace et une profondeur étonnantes. Sa langue écrite, très orale, puise dans l'argot (les Fridolins, les suçards, le margis) et dans la phonétique (les eftépés, les bohiscoutes ...) pour donner à son roman l'aspect de la vie de ces hommes vaincus un jour, vainqueurs un autre, mais en réalité définitivement vaincus. En suivant, avec sa franchise et son humour, un régiment de hussards pénétrant en Allemagne, Roger Nimier signe, avec son Hussard bleu, un roman insolent - on pourrait dire : romantique - sur la perte de l'innocence.
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