« Rango, viendrez-vous jouer à ma soirée ? » demanda-t-elle avec douceur, avec ferveur, et Rango qui sortait s’inclina devant elle avec un geste magnifique d’acceptation, un geste qu’il avait fallu des siècles de stylisation et de noblesse pour parfaire, un geste qui disait toute l’ample liberté du corps d’un homme sans contraintes.
« Quand vous voudrez. »
Rango faisait chanter les cordes de sa guitare avec le cuivre d’or de sa peau, le charbon noir de ses prunelles et le buisson vivant de ses sourcils.
Il jetait à pleines mains dans la caisse aux blondeurs de miel tous les parfums des grands chemins où le menait sa vie de bohémien : le thym, le romarin, la marjolaine, l’origan et la sauge. Il jetait dans les bois sonore le bercement voluptueux de son hamac tendu dans sa roulotte et les rêves qu’il faisait sur son matelas de crin.
C’était l’idole des boîtes de nuit où hommes et femmes se barricadaient le soir et buvaient de l’alcool à la flamme des bougies ; et buvaient à travers sa voix, à travers sa guitare, les aromates et les essences des grands chemins, les sonnailles de la liberté, l’opium de l’indolence et de l’oisiveté.
À l’aube, non rassasiées de cette vie que les cordes leur avaient infusée, enivrées de sa voix qui circulait encore comme une sève dans leurs veines, à l’aube, Rango, sa guitare jetée sur l’épaule, s’en allait.
Seras-tu encore là demain Rango ?
Demain, en route pour le Midi peut-être, il jouera en chantant pour la queue de son cheval noir qui battra la mesure avec philosophie.
Et Djuna se penchait vers ce guitariste nomade pour ne rien laisser échapper de sa musique, car son oreille y décelait la présence de cette île joyeuse qu’elle cherchait depuis si longtemps. Elle l’avait entrevue un jour, lorsqu’elle était jeune fille, en regardant par sa fenêtre, dans la maison d’en face, une fête où elle n’était pas invitée. Et comme un voyageur perdu dans le désert, elle se penchait avec avidité vers ce mirage musical d’un plaisir ignoré, le plaisir de la liberté.