AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Osmanthe


Un recueil de huit nouvelles paru au Japon en 2001, et qui montre une belle palette du talent de Ogawa Yoko.

Dans « C'est difficile de dormir en avion », la jeune narratrice japonaise s'envole pour Vienne, et se retrouve assise à côté d'un trentenaire qui va lui narrer le récit qui l'aide à s'endormir en avion, tout le monde en a un, prétend-il…Le sien est justement une histoire de rencontre qu'il a vécue, éphémère et tragique, le temps d'un vol pour cette même destination, avec une vieille dame, son allergie aux crevettes et son étrange gecko naturalisé, le lézard porte-bonheur des maisons japonaises. Quand l'apaisement et le sommeil vous gagnent, bercé(e) par la voix et la présence d'un(e) inconnu(e)…

« L'art de cultiver les légumes chinois » s'invite chez un couple, dont le calendrier mural cloche, le 12 du mois étant entouré au stylo sans qu'aucun d'eux n'en soit l'auteur. le 12 venu, c'est grand vent, et une petite vieille à vélo vient frapper à la porte pour vendre quelques légumes. La femme finit par lui en acheter, et la vieille lui offre des graines d'un légume chinois inconnu. Chez le couple, les plantes poussent dans leur incubateur-aquarium, formant de longues tiges qui restent néanmoins fragiles…mais surprise, elles émettent une luminescence la nuit…Inquiète, la femme va chercher à retrouver la vieille à vélo pour tenter de comprendre…

« Les paupières » sonne comme une version soft de son roman plus ancien « Hôtel Iris » que j'avais trouvé formidable. Une fille de 15 ans qui a porté assistance à un homme d'âge mûr, N, effondré dans la rue se retrouve à le raccompagner chez lui, sur une île proche de la côte. Il a un hamster…auquel on a retiré les paupières…N semble vouloir revivre avec l'adolescente le souvenir de la fille qu'il a aimé autrefois, qui lui jouait du violon et avait de si jolies paupières…Une étrange liaison s'installe entre eux (serait-elle consentante ?), à l'hôtel où N lui fait rejouer ce passé…Mais il semble qu'on les observe…Le hamster ? le mystérieux pilote des bateaux-navettes ? ll arrivera ce qui devait arriver à cet homme qui entretient une relation contre-nature avec une mineure. le format nouvelle ne permet pas de pousser très loin ce thème. Moins aboutie qu'hôtel Iris, elle est aussi bien moins crue et provocatrice.

La nouvelle « le cours de cuisine » est complètement déjantée. La jeune femme narratrice s'est inscrite à un cours de cuisine. Contrairement à la séance du soir très prisée, elle est la seule élève pour le cours du matin. La professeure exerce à domicile. La maison qui a soixante ans a été transformée en une pièce unique entièrement dédiée à la cuisine. Au beau milieu de la réalisation de la recette, une équipe de déboucheurs de canalisations s'invite, apparemment sûr qu'il y a beaucoup de travail de débouchage dans cette maison. Sous le regard interdit de la jeune femme, la propriétaire va se réjouir du spectacle étonnant et quelque peu écoeurant du débouchage de la tuyauterie, où les remontées par la bonde de l'évier de cuisine n'en finissent plus, et ressemblent à une pêche miraculeuse.

« Une collection d'odeurs » est un court récit où le narrateur masculin musicien classique, conte son amour inconditionnel pour une femme également à sa façon une artiste, tout à fait à part, puisqu'elle collecte et collectionne les odeurs, toutes les odeurs, en mettant sous cloche les choses dont elles émanent…Le ton est de miel, le romantisme est de mise, j'ai pensé à Louise Amour de Christian Bobin…Jusqu'à une chute inattendue, et qui se révèle glaçante, et là je pense à son compatriote Akira Yoshimura et son « Un spécimen transparent ». Approuvé !

« Backstroke », traduction « Dos crowlé » est l'histoire racontée par sa soeur d'un adolescent devenu jeune homme qui s'avère particulièrement doué en natation. Sa mère en admiration ne jure que par lui et il va aller jusqu'à la sélection pour les jeux olympiques. En même temps, son comportement à lui a toujours été bizarre, il se cache dans les coins à la maison, n'est pas bavard. le père n'est pas méchant, mais alcoolique. du jour au lendemain, tout s'arrête : le champion voit son bras gauche se relever et se figer dans cette position. Et malgré les démarches désespérées de sa mère, rien n'y fait, le bras se nécrose peu à peu. Sa soeur lui demande un jour de nager une dernière fois, ce qu'il accepte…Un beau texte, surréaliste et triste, sur la différence, les troubles psychologiques, les coups du destin qui brisent nette une trajectoire de vie.

« Les ovaires de la poétesse » ne livre pas immédiatement le secret de son étrange titre. La narratrice japonaise est venue seule en voyage dans une ville d'Europe, pour retrouver sérénité et sommeil, et échapper à son ami trop souvent ivre, avec lequel la communication et la tendresse se sont complètement étiolés. Se baladant un peu au hasard dans les rues, elle tombe sur un jeune mendiant qui joue les rabatteurs pour une vieille dame, qui fait visiter la maison de sa grand-mère, une poétesse inconnue, décédée à 38 ans d'une maladie des ovaires. Or au milieu des vitrines exposant les oeuvres, s'en trouve une protégeant une sorte de cocon…des cheveux de la poétesse, qui ont poussé sur…ses ovaires !!! le soir venu, dans sa chambre d'hôtel, lentement, insidieusement, imparablement, elle fait l'expérience que chacun fait, de la conscience qui s'engourdit, du rêve qui invite les êtres et les choses croisées dans la journée à défiler devant vos yeux déjà clos, dans un scénario parfois étrange, quand le messager du sommeil vient vous visiter…Encore un bon moment d'abandon dans une atmosphère onirique.

Le recueil est clos par « Les jumeaux de l'avenue des tilleuls ». Un écrivain japonais se rend en voyage en Europe, pour visiter sa fille qui vit à Londres et y a des ennuis. Il en profite pour faire un crochet par Vienne pour rencontrer pour la première fois le traducteur en langue allemande de ses romans. Il est ainsi invité chez cet homme octogénaire, Heinz, qui en fauteuil roulant vit avec son frère jumeau Karl. Ils sont inséparables et ne se sont jamais mariés. L'occasion de se plonger dans une histoire terrible et trop ordinaire d'une famille vivant durant la période nazie, le père, la mère, Heinz, Karl et leur soeur Sofie. Karl était fleuriste, leur père était gynécologue…Il a été dénoncé à la gestapo pour avoir fait avorter une jeune fille pauvre. La famille sera séparée, la mère et la soeur ne reviendront pas d'un camp…Culpabilité, souvenir tragique…

Le sommeil, le rêve, la mémoire, mais aussi le voyage, la rencontre vers l'autre, l'étranger, forment un fil d'ariane dans ce recueil pour composer une étrange mais néanmoins harmonieuse symphonie. Yoko Ogawa y explore une nouvelle fois la frontière du conscient et de l'inconscient, avec un tropisme pour Vienne notamment, comme si nous retrouvions une sorte de lien très discret entre ces récits.

J'ai lu chez certain(e)s ici qu'ils n'accrochaient pas à l'écriture de Yoko, trop sèche, sans émotion, sans attache aux personnages, etc. Ce sont sûrement des lecteurs qui préfèrent Ito, et ils ont bien le droit ! Personnellement, je trouve que ce qui est magique chez Ogawa, c'est justement cette faculté à créer des ambiances qui marquent durablement votre mémoire avec une grande économie de moyens. Pas de grands mots, pas de fioriture, des phrases courtes...C'est ce qui permet à l'esprit du lecteur de s'immerger avec sa propre sensibilité dans cet univers étrange et de laisser se développer en lui l'imagination et l'empire des sens. Cet univers se mérite, c'est un apprentissage...Ces ambiances me semblent plus universelles, et peut-être plus touchantes finalement que beaucoup de romans à l'atmosphère "typiquement" japonaise, du moins celle qu'on veut absolument nous vendre en occident (les chats, les saisons, la zénitude...) souvent bien éloignée de la réalité d'aujourd'hui.

Encore un bel ouvrage, donc, qui sans être son meilleur contribue à la construction de l'oeuvre remarquable de celle qui a fait dire à un magazine d'information hebdomadaire français il y a déjà quatre ou cinq ans que « le jour où le jury de Stockholm décidera enfin de récompenser de grands écrivains, Yoko Ogawa obtiendra le prix Nobel de littérature. »
Commenter  J’apprécie          250



Ont apprécié cette critique (25)voir plus




{* *}