Citations sur L'échelle de Jacob (76)
« Tchekhov ... méprisait le monde ancien, et il redoutait le monde à venir. La souffrance des habitants de la cerisaie est enjolivée. Une autre souffrance – nue, éreintée, affamée, mais active et agissante –, se transformera en quelque chose de nouveau et de jamais vu, qui surpassera toutes les utopies des premiers socialistes, de Thomas More à Tommaso Campanella. Tout a été pensé et élaboré bien avant Marx. Je pense que dans cent ans, quand la culture humaine aura atteint un niveau inimaginable, on regardera Tchekhov, dans les théâtres, comme un monument sublime à un monde révolu. Mais ses pièces constituent un pas indispensable vers quelque chose de plus grand et de meilleur…
Chacun prend dans l’art ce qui lui plaît. L’objectivité n’existe pas, il y a la subjectivité.
Elle connaissait tous ces livres, tous jusqu’au dernier. Ils avaient été lus, et lus à fond. Aujourd’hui encore, Nora terrassait les ignorants par la profondeur de sa culture, et toute cette culture provenait de ces deux cents livres sélectionnés comme pour une île déserte, criblés de minuscules remarques au crayon dans les marges. Depuis la Bible jusqu’à Freud. Oui, une île déserte. En réalité, cette île était on ne peut plus habitée – des troupeaux de punaises y paissaient à loisir. Elles dévoraient Nora quand elle était petite, mais sa grand-mère, elle, ne les remarquait pas. À moins que ce ne fût l’inverse…
L’ombre, la continuation de l’existence,
à l’horizon de la page,
s’ébauche comme les brumes d’un futur matin,
et la phrase n’a pas de fin.
(Vladimir Nabokov)
Un article de critique littéraire ne doit pas porter de jugements. Un critique n’est pas un juge. C’est un commentateur, un objecteur, un continuateur ou un sociologue des idées de l’écrivain. Il faut d’autant moins l’encenser. Ce défaut existe : « Une tête magnifiquement campée… une voix d’une grande richesse… un écrivain extraordinaire (deux fois)… d’une grande importance… une maîtrise exceptionnelle (!)… des essais remarquables… un écrivain qui concilie tous les genres...
Et en russe, ça donne quoi ?
— En russe, Nora, ça donne : un homme réduit à lui-même – c’est un pauvre animal, un bipède tout nu ! Et c’est tout ! Se débarrasser de l’inutile ! À bas tout ce qui est superflu ! »
Là, Nora se couvrit les yeux de la main. Elle connaissait ce texte. Elle le connaissait très bien. Mais soudain, ces mots, « se débarrasser de l’inutile », lui semblèrent follement importants pour elle, personnellement. C’est toujours ainsi que cela se passe – on vit, on lit, on glisse cent fois sur le même passage, et tout à coup, c’est comme si nos yeux se dessillaient, on trouve ce qu’on a cherché pendant des années à l’endroit le plus rebattu, sur lequel on est déjà passé et repassé…
Quand elle était encore petite, la fille de Marina avait demandé à sa mère : « Pourquoi les Russes, ils ont tous des dents pourries et les cheveux sales ? »
Tchipa aurait pu répondre à cette question, mais elle n’avait rien dit. Il aurait fallu expliquer trop de choses. Que chaque pays a ses propres habitudes culturelles – les Américains changent de tee-shirt deux fois par jour et se lavent dès qu’il y a une douche dans les parages, tandis que depuis des générations, les Russes se lavent une fois par semaine aux bains, le samedi, et changent de linge à cette occasion. Que beaucoup d’entre eux vivent dans des appartements communautaires sans salle de bains… Et aussi que chaque enfant de leur âge, même au fin fond de la Russie, lit en un an plus de livres que son frère et elle n’en avaient lu durant leur vie entière, que chaque adulte convenable connaît par cœur plus de poèmes qu’un professeur de littérature ici…
Et je m’en vais, quittant l’espace,
Au jardin des grandeurs en friche,
Sarcler l’illusoire constance
Et les causes qui trop s’affichent.
Tu vois, Infini, je lis seul
Ton manuel où tout s’invente,
Ton herbier sauvage et sans feuilles,
Ton livre de problèmes aux racines géantes
(Ossip Mandelstam, Les Poèmes de Moscou)
Là où la parole se tait, le son parle. Impuissante à transmettre un acte de volonté, la musique peut dévoiler en profondeur et intensément l’état intérieur d’une personne, transmettre l’émotion pure.
La question la plus intéressante, c’est de chercher à savoir quelle est la place de l’homme sur ce tableau de l’évolution. Est-il un échelon transitoire vers quelque chose d’autre (le surhomme de Nietzsche, par exemple) ou bien occupe-t-il une place à l’extrémité d’une ramification, ce qui suppose un âge plus jeune en tant qu’espèce organique.