Quand tout s'est brisé à l'intérieur, ça a fait un bruit très délicat de carillon.
Alors elle me menace et pleure de me menacer. (p. 22)
J'étais persuadée que les choses n'arrivaient jamais vraiment. Les choses ne faisaient qu'être dites.
Il y avait peu de visiteurs dans nos contrées. Nous avions l'impression que sur le continent notre existence avait été soigneusement biffée. Nous ne savions pas très bien si c'était une chose bonne que cette amnésie - au moins ils ne pensaient pas revenir avec leurs fûts de toxine.
Je suis née une nuit de lune froide, l'une de ces nuits qui, au pôle, à Koukdjuak, s'étendent sur des jours et des jours, accompagnées de blizzards et de beaucoup de tumulte. Durant la longue nuit d'hiver de cette année-là, trop de bébés sont nés. Toutes les femmes, les plus jeunes, encore toutes petites, impubères j'en suis sûre, et les plus âgées, déjà au crépuscule, abasourdies d'avoir vu s'arrondir leur ventre sec, toutes les femmes mettaient bas.
En fait mon père n'est pas mon père. J'ai été échangée à la naissance contre une autre petite fille - plus rouge, plus solide, avec de vrais cheveux et un corps en bien meilleur état de marche, une petite fille moins silencieuse et moins inquiétante, c'est toujours ce que dit mon père. Il dit "elle est inquiétante", il me regarde un moment, et il dit : "elle est inquiétante". Il s'éloigne un peu comme s'il avait peur de se laisser contaminer par ma bizarrerie, il a un léger recul, et je prends un air vraiment inquiétant, je souris en le regardant de côté et je m'amuse et je me répète tout bas "de toute façon tu n'es pas mon père".
Je tombais amoureuse, m'enflammais et m'éteignais, soufflée, avec une fréquence de toux sèche.
Je traine toujours du coté des gens qui parlent, c'est comme ça que j'apprends des choses, je les écoute, je les trouve un peu idiots, mais je me dis toujours qu'il y en aura bien un qui laissera échapper une parole pertinente ou magique.
Après ça mon père disparut. Il partit vers les plaines. Nous l'avons attendu. Nous l'avons attendu en espérant très fort qu'il ne reviendrait pas - oh oui qu'une louve le dévore ou l'emporte dans sa tanière, qu'elle en file un peu à ses petiots puis congèle le reste afin d'en avoir jusqu'au printemps.
Elle disait - et le bruit de sa bouche était un petit bruit mouillé -, elle disait "la cabane de Kumiku nous a toutes abritées". Je regardais au dehors, la neige et son scintillement tranquille sous le soleil ; je la laissais continuer, je laissais ma mère ressasser ; elle me jetait un oeil, observant mon sourire, s'interrogeant sans doute, mais n'ignorant rien de moi, connaissant ma gentille bizarrerie, s'en accomodant finalement puisque j'étais bien la seule à écouter son histoire.