Il ne fait aucun doute que le pouvoir des objets dépend autant des souvenirs qu'ils renferment que des caprices de notre mémoire et de notre imagination.
Chapitre 58 : Tombola.
La vie semblait s'être éloignée de moi, comme si la vigueur et les couleurs que je lui connaissais jusque-là s'étaient étiolées [...] Je ne pouvais me défaire de l'impression que tout ce que je faisais durant les jours passés sans Füsun était vulgaire, banal et absurde ; j'éprouvais de la colère contre tout, contre tous ceux qui me ramenaient à cette médiocrité. Mais je conservais toujours intacte la conviction que je finirais par retrouver Füsun, par pouvoir lui parler et même la serrer dans mes bras. Ce qui me permettait de me lier tant bien que mal à l'existence mais prolongeait en même temps ma souffrance.
Mais sans la gaieté de l’enivrement que m’inspirait la beauté du matin, ce n’est que rarement que je pouvais sincèrement croire en ces rêves. La plupart du temps, je ne parvenais pas l’oublier et ce qui modelait ma souffrance amoureuse était non plus l’absence de Füsun mais le constat que cette douleur semblait ne jamais devoir prendre fin.
Les vrais musées sont des endroits où le Temps devient Espace.
Je m'en veux surtout de n'avoir su m'obstiner et me battre comme elle pour obtenir ce que je voulais dans la vie.
Parfois Füsun portait une chemise dégageant son long cou et la naissance de ses seins, et tout en regardant la télévision, je veillais à ne pas laisser mes yeux s'égarer sur la blancheur de son beau décolleté. Parfois je lui demandais comment marchait le dessin. Parfois, la télévision annonçait de la neige, mais il ne neigeait pas. Parfois, la sirène affolée d'un grand pétrolier retentissait douloureusement. Parfois, des armes crépitaient au loin.
Loin de Füsun, je perdais toute sérénité, le monde se transformait à mes yeux en une énigmatique charade. En voyant Füsun, j'avais l'impression que toutes les pièces du puzzle se remettaient instantanément en place et, me souvenant combien le monde était un endroit plein de sens et de beauté, je soufflais à nouveau.
En réalité, nul ne sait lorsqu'il le vit qu'il s'agit là du moment le plus heureux de sa vie. Lors de grands moments d'allégresse, certains peuvent sans doute penser (et affirmer) en toute bonne foi que c'est "maintenant" qu'ils vivent ce moment en or de leur existence. Cependant, dans un coin de leur tête, ils croient qu'ils vivront encore un nouveau bonheur, plus grand, plus beau que celui-ci. Car de même que personne (notamment dans son jeune âge) ne pourrait poursuivre sa vie en pensant que dorénavant tout ira de mal en pis, quiconque ayant obtenu un bonheur assez grand pour se dire que c'était le moment le plus heureux de sa vie reste assez optimiste pour envisager un bel avenir.
Dans les musées poétiques fondés sur une impulsion du coeur et organisés selon une impulsion rigoureuse, c'est parce que le Temps s'annihile que nous trouvons la consolation, et non parce que nous sommes en présence de vieux objets que nous aimons.
Le bonheur, c'est seulement d'être auprès de la personne qu'on aime.