Neige, c'est le genre de roman qui fait travailler le cerveau. Même une fois la lecture terminée (si on n'abandonne pas en route), on ne peut s'empêcher d'y penser à nouveau, d'interpréter autrement les actions des personnages, d'en découvrir des sens cachés, etc. Chacun peut en retirer quelque chose de différent. J'irais jusqu'à dire qu'il peut hanter. On ne peut s'en sortir indemne. C'est que le roman est complexe. D'ailleurs, pour cette même raison, il est ardu de le résumer et, s'y atteler ne peut mener qu'à une tentative incomplète. C'est pourquoi je vais me limiter et essayer de la réduire à trois éléments, pour l'instant.
Le premier est Ka. Il s'agit d'un jeune poète turc ayant grandi à Istanbul et vivant en exil en Allemagne depuis plusieurs années. C'est maintenant un étranger, il ne suit pas tous les préceptes islamique (par exemple, il boit de l'alcool) et pense comme un Occidental, un laïc. le deuxième est Kars, une petite ville pauvre (presque arriérée) du nord-est de l'Anatolie, au pied des montagnes. Là-bas, après de sluttes ethniques, un radicalisme religieux, un islamisme fanatique semble prendre le dessus. Des jeunes filles ont préféré se suicider plutôt que retirer leur foulard pour pouvoir fréquenter l'école alors même que des élections municipales se préparent. le troisième est la
neige qui tombe et qui tombe sur Kars pendant trois jours et l'inspiration qu'elle procure à Ka. C'est un élément ambigû car, si elle est source de poésie pour le jeune homme, elle semble embourber, endormir, figer toute la ville dans sa situation explosive.
Même si le roman aborde des thèmes très sérieux (identité, laïcité, radicalisation religieuse, etc.) et encore d'actualité, le grand auteur
Orhan Pamuk ratisse plus large, dresse un portrait (une critique ?) de sa société. Même s'il semble prendre mille détours pour y arriver… C'est que Kars représente les provinces et la Turquie elle-même, en plein bouleversement. Cette idée d'une ville ensevelie sous la
neige qui tombe, et qui tombe sans arrêt… d'abord je trouvais cela plaisant. Il faut dire que ce n'est pas une tempête qui s'abat sur la ville mais de jolis flocons en continue. Puis je me suis demandé : pourquoi cette
neige ? L'auteur aurait pu trouver autre chose pour intégrer des poèmes à son roman. (Petite déception : Pamuk mentionne à plusieurs endroits les 40 poèmes que la
neige inspire à Ka mais j'aurais bien aimé qu'il les intègre au roman.) Plus j'y pensais, plus cet élément me semblait incongru. D'autant plus que j'y associe l'immaculée. Or, la ville et les personnages sont tout sauf innocents… Sert-elle à rendre tolérable l'intolérable?
En effet, un drôle de climat règne sur la ville. Les fanatiques religieux sont prêts à tout pour faire avancer leur cause (outre ces jeunes filles qui se suicident pour leur voile et leurs convictions, un fou tire à bout portant sur le directeur d'école, un imam déconnecté et le chef terroriste Lazuli n'est pas en reste), les kémalistes et les républicains laïcs provoquent (l'acteur Sunay cherche les coups d'éclats) alors que les militaires profitent des débordements pour fomenter un putsch qui tourne au carnage. Et Ka dans tout ça ? Il est tiraillé de tous côtés. Chacun veut le rallier à sa cause et je me demandais bien pourquoi. Il est tellement différent d'eux, presque indifférent. Et le seul appui qu'il peut leur donner est la vague promesse d'un article dans un journal occidental. Pour tous ces malheureux, il est un étranger qui ne les comprend pas, encore plus malheureux qu'eux. Même son amour pour la belle Ipek semble compromis.
Ce climat et cette ribambelle de personnage, c'était original mais pas nécessairement captivant. En plein milieu du roman de 486 pages, l'ennui commençait à me menacer. L'intrige elle-même semblait tourner en rond, tellement que j'avais l'impression qu'elle s'étirait sur plusieurs semaines même si je savais qu'elle ne se déroulait que sur quelques jours. C'est probablement dû au rythme lent, au style de narration. Mais, évidemment, j'ai poursuivi ma lecture. Ce qui entretenait ce désir, c'est entre autres le sort réservé à Ka. Parler de suspense serait un peu exagéré mais la curiosité était bel et bien là. Dès le début, le narrateur (
Orhan Pamuk lui-même ?) nous informe que le personnage mourra. Il le mentionne, presque négligemment, mais on ne sait ni où ni comment cela se produit et, moi, j'ai essayé de suivre cette piste tout au long de ma lecture. Qui allait le commettre et pourquoi ? En vain…
Bien sur, le sujet lui-même intrigue. le fanatisme religieux et la radicalisation islamique sont des phénomènes que l'Occidental laïc en moi souhaiterait mieux comprendre. Triste constat, ce propos est encore d'actualité, il suffit de lire les journaux et d'écouter les nouvelles pour s'en rendre compte. Mais tout n'est pas sombre ou nostalgique, et l'écriture est empreinte de poésie (paysage,
neige, rencontres inspirantes) qui reste gravée dans la tête. Dans tous les cas, on y retrouve quelque chose d'irréel, de surréel, quelque chose d'un rêve inachevé auquel on souhaite se rattacher.
Enfin, d'un point de vue plus littéraire, d'autres raisons m'ont poussé à continuer ma lecture. J'ai trouvé au roman
Neige des qualités kafkaïennes. D'abord, ce malaise qui ne me quittait pas. Ensuite, ce personnage, Ka, qui erre au gré des rencontres, déambule dans une ville enneigée et cauchemardesque, sans but précis (son reportage semble bidon car il rempli son carnet de poèmes plutôt que d'informations pertinentes), presque opprimé, troublé. Il y a toujours cette distance entre lui et les habitants de Kars. Et tous ces dialogues de sourds, ces gens qui bien souvent ne se répondent pas et font écho au son de leurs voix. Un univers terrible et fascinant qu'on peut difficilement mettre de côté.