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Citations sur Les machines fantômes (26)

Un vertige différent s’empara de Lou, il ne venait pas du sentiment de trahison, plutôt d’un basculement. Elle avait été observée, épiée, pas seulement par un homme, mais par une machine. L’intelligence artificielle l’avait laissée tricher, la berçant d’une illusion coupable, lui offrant l’impression de contrôler plus que son personnage de Jadeine. Si Xsaga l’avait souhaité, Cristina n’aurait pas quitté le jeu et Xandor ne serait pas apparu, ou bien Lou et son amie auraient comparé leurs expériences de sites de rencontre, se seraient donné des conseils. Une vie différente, pas cette cage.
« J’avais obtenu un stage dans une boîte de maintenance de serveurs. Quand j’ai compris qu’on allait intervenir chez Argosoft, j’ai perdu la tête.
— Ta solution relève du génie, pointa Aurore.
— Je savais où j’allais. En école d’ingénieur, j’ai toujours été bonne en électronique. Chaque élément est connu, c’est leur combinaison qui était inédite. Le type des Renseignements n’a pas trouvé que j’étais si géniale que cela, il m’a payée puis m’a oubliée.
— On doit récupérer ton appareil. Adrien, tu crois qu’on peut se faire embaucher par un prestataire d’Argosoft ?
— STVS ou Terrum peuvent nous fournir des pass. Le plus compliqué, ce sera l’équipe. Il faudrait une semaine ou deux pour nous intégrer.
— Il y a toujours des nouveaux chez les prestas, dit Lou. On ne reste jamais longtemps dans ces boulots. Les chefs ne vérifient que les identités et les autorisations, ils ne cherchent même pas à savoir si on est compétent : les tâches sont basiques. Au pire, on vous virera sans indemnités. Mais, dites-moi, Terrum, ce n’est pas le nom de l’IA qui gère les maisons ?
— Le cadastre, oui.
— Vous aussi, vous êtes employés par des IA ? »
Aurore et Adrien se regardèrent. La formulation les gênait.
« Nous coopérons, se défendit Adrien. Pour arrêter le frère d’Aurore, les machines ne suffisent pas; il a beaucoup plus de puissance à sa disposition que nous.
— Je connais Jo, je connais ses limites.
— Vous voulez savoir tous les deux si l’humanité a encore un rôle à jouer. »
Aurore acquiesça. Perdre la maîtrise, être le jouet de forces obscures, c’était l’angoisse fondamentale de toute l’espèce. On avait inventé la magie, les religions, les idéologies pour chasser cette terreur. Le feu avait dissipé les ténèbres, l’électricité avait fait fuir les mauvais esprits, et quand les humains eurent abattu les dieux de leur Olympe, ils créèrent des Prométhées sous la forme de programmes informatiques, d’algorithmes, d’intelligences artificielles qui nous frôlent quotidiennement sans qu’on les aperçoive. Alors la peur archaïque refit surface, et ils se retrouvèrent désarmés dans leurs grottes face à l’immensité de leurs créations. Incapables d’admettre que, malgré des milliers d’années d’évolution, ils ne s’étaient jamais approchés de la réponse à leurs questions.
« Au moins, je sais que mon frère ne nous sauvera pas. Il a déjà choisi son camp, sa solution, et vous en faites partie. Pour lui échapper, nous avons dû disparaître, tout abandonner. Nous voulons vous éviter cela.
— Comment vous m’avez trouvée ? »
La bouche d’Adrien se tordit, comme s’il rechignait à s’expliquer.
« Hans, Joachim ou Xandor, peu importe comment on l’appelle, emprunte régulièrement le métro. Lidéo, l’IA utilisée par la RATP, nous transmet à chaque fois les vidéos des caméras de surveillance quand il apparaît.
— Et vous m’avez vue dans la station avec lui.
— Il est intelligent, il sait qu’on le surveille. Grâce à Mole68x, il a provoqué une panne de signalisation.
— L’annonce de suicide ?
— Voilà. Le réseau s’est trouvé désorganisé, les voyageurs se sont accumulés sur le quai. Cela rend l’identification presque impossible dans ces conditions, mais Lidéo dispose des meilleurs algorithmes de traitement d’image. On peut dire merci aux attaques terroristes. »
Le sarcasme déplut aussi bien à Aurore qu’à Lou, qui finit tout de même par leur faire confiance et leur indiqua l’emplacement de son nano-ordinateur.
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Quitter l’immeuble lorsque tout le monde arrive, ce sera mon dernier luxe. L’enquête sera simple pour remonter jusqu’à moi après ma charge délibérée pour faire gonfler le cours du mischmétal. On m’interrogera sans doute sur les détails – je dois protéger Lidéo et STVS au moins. J’ai conservé mes anciens algorithmes, je les utiliserai comme écran de fumée pour mes mensonges. Le carton que je transporte me paraît bien vide : une bouteille d’eau, mes lunettes de réalité augmentée, des papiers. Mon smartphone appartient à la boîte, je me sens déjà tout nu. Il faudra aussi que je rende les clés de mon appartement à Optired quand j’aurai déménagé. Au moins, Messager ne pourra rien contre moi ; il aurait même intérêt à me défendre, mais je ne crois pas à la mansuétude des services secrets. Au pire, on me fera disparaître. Je devrais être terrorisé, sauf que j’ai réussi à contrer une dizaine d’intelligences artificielles contrôlée par Xsaga pour m’abattre. Je me sens invincible.
Plutôt que de prendre l’ascenseur central habituel, je tourne à droite et attends celui accroché à l’extérieur de la tour. Je veux partir en pleine lumière, lorsque le soleil se lève pour éclairer la Grande Arche. Quand les portes s’ouvrent, je constate qu’il y a déjà quelqu’un, mais je l’identifie mal dans le crépuscule. Le badge dans la poche de mon manteau s’échappe et tombe, je me baisse pour le ramasser, c’est Hans qui me le tend.
Il a changé. Son visage d’ange a disparu pour devenir plus dur, son allure me paraît moins gauche. Je le sens très sûr de lui.
« Bonjour, Adrien.
— Je ne savais pas que tu avais trouvé un bureau dans les hauteurs.
— J’assiste Véronique. »
Belle ascension. Le silence nous accompagne pendant quelques étages, puis soudain, Hans lâche : « Est-ce que mon histoire t’a plu ?»
Je ne suis même pas étonné.
« Tu as des contacts avec les services secrets ? Tu as payé Messager pour me piéger ?
— Qui ça ? Je parle de notre conte. Finalement, tu descends au ras du sol, je m’élève. Mon récit avait plus de souffle que le tien.
— Tu savais pour les IA, tu avais besoin de moi pour y accéder. Se faire passer pour un jeune trader timide ne pouvait que me plaire.
— J’ignorais que tu tenterais un coup aussi absurde. Comme je surveillais ton journal de trading au back-office, j’ai compris ce que tu manigançais dès hier. Tu voulais briller, n’est-ce pas? Montrer que tu demeurais indispensable pour la boîte.
— Tu oublies que j’ai tenu tête à Xsaga et toutes les machines que tu as retournées contre moi.
— Tu n’es déjà plus rien. Tu rejoindras Leeson ou Kerviel dans la liste des traders les plus catastrophiques. Ton exploit t’évitera peut-être la prison, mais tu es fini. »
Les portes de l’ascenseur s’ouvrent enfin sur le rez-de-chaussée et le hall rendu orange par la lumière matinale.
« Je n’ai jamais eu d’ambition car on est toujours seul au sommet. Avec du temps, nous aurions pu devenir amis. Ne t’envole pas trop haut. »
Je ne le regarde même pas en sortant, j’ai besoin d’air même si celui de la Défense ne sera jamais pur. Dans cette cage d’ascenseur, j’ai senti la présence d’un mal immense et radical. Hans n’a rien d’un gentil garçon, je le comprends désormais. Je n’aurais jamais dû lui donner accès au monde des IA. L’histoire qu’il écrira n’aura rien d’un conte.
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J’ai obtenu les infos en fin d’après-midi sous la forme d’une clé USB livrée par coursier. Pas de nom d’expéditeur. Les fichiers à l’intérieur me listaient des cibles, dont des brokers chinois spécialisés en terres rares, des sociétés d’extraction qui servent d’intermédiaire pour la Tonghua Company ou dans les ports d’exportation. Si j’étais seul, il me serait impossible de coordonner des attaques sur autant d’objectifs sans me faire repérer : cela fait longtemps que des programmes détectent les hackers russes ou chinois qui cherchent à fausser les marchés. Avec mes machines, je peux créer suffisamment de confusion pour me protéger. Pour la Défense, la Bourse de Shanghai ouvre entre 2 h 30 et 8 heures du matin – je dois choisir un bon créneau pour agir. Trop tôt, les mécanismes de sauvegarde fermeront les cours au moindre mouvement de panique ; trop tard, je ne ferai pas assez de dégâts.
Pendant que j’étudie les données de Messager, je construis mon histoire, celle qui donnera du crédit à une crise des terres rares à l’échelon mondial. Je dois préparer le terrain en faisant grimper Solvay, un groupe de chimie extrayant le lanthane, et sa filiale Rhodia. Pas besoin de pousser beaucoup, juste assez pour que le marché imagine que quelque chose va se déclencher. Il faut des signes pour que Dieu naisse. Je crée mon propre Buisson ardent, ma propre étoile du Berger. Les programmes d’analyse vont collecter ces informations, les digérer, les synthétiser avant d’offrir une interprétation aux différents acteurs. Avant, seuls des oracles savaient repérer ces mouvements ; on venait les consulter comme s’ils disposaient d’un pouvoir magique. Désormais, tout le monde a accès aux mêmes ressources, aux mêmes bulletins traités par des algorithmes. La magie a disparu, les oracles se sont éteints et leur pouvoir aussi. Je préfère ce monde.
Mon récit prend de l’épaisseur, mes concurrents réagissent déjà, couvrant de nouvelles positions en préparation du lendemain. S’ils vont se coucher, ils risquent de rater l’ouverture de Shanghai demain. Moi, je vais réserver une chambre à l’hôtel Pullman afin d’être frais à 4 heures. Je dois laisser d’autres que moi écrire cette histoire avant de lui imprimer ma direction. En arrivant à la réception, je me rends compte que je n’ai pas croisé Hans ni pensé à lui depuis l’arrivée de Messager. L’espion m’aura épargné la déprime romantique qui m’attendait. J’ai encore trop à préparer pour me rappeler l’échec de la veille et je possède une bonne cargaison de Lexomil afin de m’endormir sans rêves. Il me faut reprendre ma vie solitaire, m’en contenter.
Le lendemain, la nuit me gèle lorsque je sors sur le parvis. Les bureaux des tours sont presque tous éteints, tels des monolithes de basalte avalant la lumière. Je me sens davantage un intrus dans ce paysage où les gratte-ciel m’ignorent et me méprisent. Seul le bruit de mes pas m’accompagne tandis que le vent balaie la dalle et fait siffler la Grande Arche. La Défense porte mal son nom à cette heure, tant je suis agressé par le moindre craquement, le moindre battement de fanion publicitaire sur le chemin. Une cacophonie métallique donne une voix aux bâtiments, depuis les murmures perçants du CNIT jusqu’aux barrissements de la tour Air2, m’enveloppant d’une chorale aux caractères marqués. Il faut attendre ces heures fuyantes pour que la personnalité des immeubles se remarque. Je ne ressens aucune bienveillance, pas même de menace, sûrement l’indifférence de la part de gens trop sûrs d’eux pour daigner poser leur regard sur la plèbe.
Au bureau, mon poste est prêt pour quatre heures d’action à Shanghai. Cette fois encore, j’aurai besoin des lunettes pour rameuter mes petits génies artificiels. La nuit, ils sont bien plus disponibles, limités à de la maintenance ou à des tâches de routine. Je commence toujours par contacter Lidéo, une unité spécialisée dans la détection des délits en ville, aussi bien l’identification de voleurs dans le métro que la lecture des plaques minéralogiques des conducteurs qui téléphonent au volant. Même si son terrain d’action est gigantesque, l’IA n’appartient pas aux catégories les plus évoluées. Elle exécute, mais ne prend pas de décision plus avancée que de changer de caméra pour suivre un suspect ou coincer un portique en station. Peut-être par frustration, Lidéo m’offre l’essentiel de ses capacités quand je le lui demande, sans s’économiser. Lorsque la police se plaint de la lenteur de ses systèmes, elle ignore que j’en suis la cause, préférant incriminer le ministère afin d’exiger plus de moyens.
J’ai rayé toutes les IA de renseignement pour cette opération. Je ne dois laisser aucun indice permettant de remonter à Messager. À l’inverse, je ponctionne des éléments dans la myriade de machines d’Alibaba. J’aimerais bien voir la tête du gouvernement quand il devra demander des comptes au meilleur représentant de l’e-commerce chinois. Se servir chez Baidu ou WeChat me paraît dangereux, tant ils sont au cœur de la muraille informatique construite par le pouvoir. Entre les programmes de censure et de détection, j’aurais du mal à me frayer un chemin. Ensuite, je contacte mes complices habituels, comme les IA de service météo ou celles qui gèrent les jeux massivement multijoueurs. Les premières savent traiter les situations chaotiques, les deuxièmes combattent sans se poser de question. Que les machines soient simples ou évoluées n’a pas vraiment d’importance, j’ai seulement besoin qu’elles analysent leur environnement, suivent une consigne et l’adaptent sans mon intervention.
Au final, je me retrouve à la tête d’une centaine d’unités, certaines ayant été appelées par d’autres pour servir de vassales pendant quelques secondes. L’organisation des IA n’obéit pas aux hiérarchies fixes, si bien que l’une peut devenir l’esclave de l’autre pour une tâche, et l’inverse à la suivante. Leur univers est globalement égalitaire et coopératif. Tant qu’aucune ne développe une conscience et un ego, aucun risque de conflit.
Il est temps de constater les conséquences de mon histoire. Pour l’essentiel, le marché se comporte comme je m’y attendais. Les actions portuaires se sont effondrées, anticipant une chute de l’exportation de terres rares, l’automobile souffre, notamment les sous-traitants fabriquant des catalyseurs au lanthane. Le secteur des batteries tient mieux que prévu, mais la tendance baissière est confirmée. Sur les futures, le lanthane est désormais donné, seul le mischmétal, l’alliage qui sert dans les pierres à briquet, n’a pas bougé d’un iota. On ne peut pas contrôler toutes les conséquences de ses fictions, chaque acteur interprète différemment selon ses capacités de lecture.
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Son attention débarrassée de toute inquiétude pouvait se fixer sur ce qu'elle vivait plutôt que sur ce qu'elle imaginait.
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La vengeance n'appartient qu'aux perdants
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Le feu avait dissipé les ténèbres, l’électricité avait fait fuir les mauvais esprits, et quand les humains eurent abattus les dieux de leur Olympe, ils créèrent des Prométhées sous la forme de programmes informatiques, d’algorithmes, d’intelligences artificielles qui nous frôlent quotidiennement sans qu’on les aperçoive.
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 Maurice écoutait, buvait son café, se raclait la gorge avant de cracher noir sur le sol, mais ne parlait pas. Depuis la grève, son mal de dos continuel s’était calmé, seules les jointures de ses doigts demeuraient douloureuses. Même loin des fourneaux, son nez se sentait toujours attaqué par les vapeurs du métal rougi, une vague odeur de sang qui asséchait la bouche. Lui, il savait ce qu’il devait à l’usine : un bon salaire et une destruction pesante. Maurice se battait pour ses camarades, pas pour ComAcier, mais il n’osait pas le dire. Qui assumerait que dans ces entrepôts, on tuait des êtres humains ? Un abattoir lent, mais un abattoir quand même.
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Les adultes détenaient un monopole immense : celui de donner du pouvoir à leurs histoires. Un enfant n’en a aucun.
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La jeunesse se racontait plein d’histoires, l’âge vous imposait de vous contenter d’une parcelle de réalité sur laquelle agir
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Pour vivre, rester sous un lampadaire ne suffit pas. Il faut oser marcher dans les ténèbres jusqu’à la prochaine lumière
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