J'y construirai une maison nomade posée sur rondins de bois qui rouleront sur les vagues de sable. Il y aura une salle des machines et un gouvernail. Il n'y aura pas de canon, car les Monstres n'existeront plus.
Ce sera gai. Je n'aurai plus besoin de mourir tous les huit jours pour me sentir moins seul, car il y aura des gens qu'on pourra rencontrer. Et on entendra le désert chanter, la nuit.
Alors mon corps se soulèvera, comme une montagne qui s'amuse. Et je jouerai à la marelle avec les zéphyrs et les alizés.
En plissant les yeux, à cause des grains de sable.
Je serai vivant.
Et alors, peut-être, elle reviendra.
Un cercueil en verre, il trouvait ça mieux : ça offre une meilleure visibilité, quelques perspectives d’avenir.
(p. 39)
Les Monuments, la plupart des gens ne savent pas que ce sont des poètes. Quand ils délirent, on appelle ça des "décompensations psychotiques". Je remplace par "poétiques", je préfère. Je trouve que ça évoque mieux le poids du Verbe chez ces gens qui ont dû décider en urgence d'un truc inaugural afin de pouvoirse tenir debout face aux vivants.
J’ai déjà appris certaines choses, par contre, depuis que je vis dans le Centre. Par exemple, il ne faut pas forcément dire la Vérité mais il faut apprendre à l’aimer. Pour pouvoir la transformer en autre chose. C’est un travail de longue haleine.
J’avais du mal à rester seul depuis la mort de la mère l’année précédente. Au mois de novembre, d’un cancer du poumon, à quelques jours de mon anniversaire.
Ça avait été compliqué, parce que je voyais bien dans leurs messages que mes frères étaient tou- chés par ce décès, mais moi sur le moment je ne savais pas trop, ça faisait plus de trente ans que j’attendais son décès pour avoir le droit de faire mon deuil.
Elle avait une maladie, la mère. J’ai passé mon enfance à me demander de quoi elle était malade. C’était le bonheur de ses bébés, la mère. Elle aimait tout dans la conception : faire l’amour, porter l’enfant, l’allaiter puis dormir avec. Mais quand les bébés se mettaient à galoper pour aller voir le monde, la mère, elle, restait au lit et disparaissait de leur vie.
Quand elle est morte, j’ai développé un petit cancer cutané. Pour moi, quand j’essayais de comprendre ce qui m’arrivait, je me disais qu’en fait ce n’était pas un carcinome basocellulaire mais un horcruxe. Une putain de cicatrice qui venait réveiller ce que j’avais voulu enfouir durant toutes ces années et qui me parlait constamment d’un monde et d’une histoire que je ne voulais plus reconnaître comme les miens.
J’y suis allé, moi, à la fin du monde. Seulement, il ne faut pas croire, il n’y avait rien, après.
Je voulais lui en parler. Ça me fait toujours bizarre de ne pas savoir comment l’appeler. Elle disait qu’elle n’avait pas de nom mais que je pou- vais l’appeler comme je voulais. Ce soir-là, j’au- rais voulu qu’elle ait un nom. Parce qu’elle n’était pas là et que je voulais l’appeler.
Souvent, quand je ne la voyais pas, je commen- çais simplement à lui parler comme si elle était dans la pièce et elle apparaissait. Je ne me suis jamais vraiment demandé comment elle faisait. C’était une Elfe, après tout. C’est ce qu’elle m’avait dit. Je n’avais pas de raison de ne pas la croire.
"J'ai aussi besoin de disparaître, je ne peux pas être comme tu le voudrais, et puis tu aurais peur dans le ciel, tu le sais bien."
Je ne répondais pas.
"Quand je disparais, ça ne veux pas dire que je n'existe plus ou que tu n'existes plus."
Je ne répondais pas.
"Ça veut dire que je vis d'autres choses, c'est tout. C'est pour nourrir mes racines, disait l'Elfe.
Et dans le noir, quand je redevenais l'être-monde coupé du reste de l'univers, je pensais aux Monstres et j'avais peur.
La poésie, c’est aussi quand on descend en parachute avant d’aller boire une bière.
(p. 23)