Citations sur A la mémoire des morts (10)
On n’a qu’une vie à offrir ou à perdre, et voir mourir ceux dont vous avez partagé les rires et les peines vous marque à jamais. La raison n’aide pas à la guérison.
Il avait effectué une partie de ses études en Allemagne, un pays et un peuple qui lui tenait à cœur. Comme tout Anglais, bouleversé par l'aidée même d'affronter les Allemands, il y voyait un acte contre nature. Il savait que les soldats d'en face ressemblaient a s'y méprendre aux hommes de son village. Seul les gouvernements et le cours de l'histoire différenciaient les deux nations.
Barshey Gee se tourna dos au vent pour allumer une Woodbine. D'une pichenette, il expédia l'allumette dans la boue et demanda avec un sourire forcé :
- Alors, pasteur ? Croyez-vous que cette année on sera chez nous pour Noël ?
A quelques kilomètres, dans le soir naissant, l'artillerie ennemie reprenait ses tirs par intermittence. D'ici peu, les pilonnages s'intensifieraient. Les nuits étaient le pire.
- Peut-être, répondit Joseph sans prendre de risques. En octobre 1914, tout le monde pensait que la guerre serait l'affaire de quelques mois. Quatre ans plus tard, la moitié des soldats que connaissait Joseph étaient morts. L'armée allemande battait en retraite. Le régiment du Cambridgeshire avait presque repris ses anciennes positions. Peut-être serait-il à Ypres la nuit prochaine, ce qui justifiait que chaque homme fût consigné.
Autour du pasteur, certains s'impatientaient, d'autres répartissaient le poids de leur fusil et de leur barda sur leurs épaules. Ils étaient en pays de connaissance. Avant l'avancée ennemie, ils avaient vécu dans ces mêmes tranchées. Leurs amis et frères étaient enterrés dans cette glaise des Flandres.
Il faisait froid dans l'appartement. Il alluma le feu sous la bouilloire et confectionna des sandwichs au fromage accompagnés d'un chutney fait maison, qu'il avait rapporté lors de sa dernière visite à Hannah dans le Cambridgeshire.
Sa soeur aurait souhaité lui en donner davantage et lui offrir toutes sortes de choses dont il savait qu'elle ne pouvait vraiment se défaire. Avec un mari marin, Hannah était seule la plupart du temps. Depuis cet été 1916 où, face à tant de souffrances, elle avait obligé Archie à lui décrire le quotidien d'un capitaine de destroyer dans l'Atlantique Nord, les deux époux s'étaient retrouvés.
Peut-être la peur avait-elle un effet paralysant. Comment Jacobson, ou n’importe qui d’autre, s’y prendrait-il pour protéger un témoin dans un lieu où la sécurité n’existait pas ? Judith aurait souhaité que Lizzie lui fasse confiance. Elle s’en voulait, se disant qu’elle aurait dû se montrer plus aimable et moins parler d’elle-même.
Au loin, du côté de Courtrai, la canonnade s’intensifiait. Les fusées éclairantes illuminaient la route creusée d’énormes cratères.
Se rappelant sa conversation avec Lizzie, qui avait reconnu avoir peur, l’ambulancière devina un problème personnel dont l’infirmière refusait de parler, tant à Jacobson qu’à ses collègues. Craignait-elle pour la vie de quelqu’un en particulier ? Pour un homme dont elle était éprise, pire, qui l’aurait menacée ? Qu’un individu pût être coupable, ou en avoir l’air, et que quelqu’un d’autre le sache et en porte le fardeau était révoltant. Si c’était le cas, une menace pesait sur Lizzie. Toutes vivaient l’omniprésence de la mort qui ne surprenait ni n’effrayait plus.
La nuit suivante, en compagnie d’un nouveau volontaire absent lors de l’assassinat de Sarah, Judith partit vers la zone des combats, qui ne cessait de progresser à chaque assaut, allongeant d’autant les trajets de ravitaillement.
- Qui est mort ? demanda Mason, fébrile.
- La moitié de l'Europe, répliqua le caporal.
Tu crois qu'on n'oubliera jamais ? J'ai vraiment peur qu'une fois réhabitués au silence et au confort nous ne reprenions nos mauvaises habitudes, l'indifférence, la méchanceté, les inégalités, les mensonges mesquins que nous ne croyons que parce qu'ils nous arrangent. Allons-nous à nouveau ignorer la véritable souffrance et le chagrin pour nous plaindre de petits riens insignifiants ? Allons-nous nous vexer pour des futilités, réclamer plus que nécessaire et oublier que ce que nous avons en commun est plus important que ce qui nous divise ?