Citations sur Ermites dans la taïga (42)
Les yeux ont peur mais les bras travaillent.
Pour Agafia, qui n’a rien connu d’autre que la forêt pendant trente-six ans, la taïga n’est pas un cadre hostile. Au contraire, tout y est familier, attachant. En comparant ce qu’elle découvre avec son milieu natal, elle ne fait que constater l’avantage de celui-ci. Et elle y retourne. À ce choix s’ajoute une foi que rien ni personne ne peut entamer, des habitudes quotidiennes, les tombes de ses parents, de sa sœur, de ses frères tant pleurés.
Il était naturel d’envisager qu'Agafia, une fois seule, ferait son nid au bord du « siècle ». Erreur. Après un séjour chez les cousins (coreligionnaires !), elle a constaté des manquements à la foi et des mésententes. Après un séjour chez les religieuses de l’Ienisseï, elle a prononcé le verdict : « Elles n’ont de souci que pour le corps éphémère, mais pas une pensée pour le salut de l’âme. » Et de rentrer dans son ermitage.
En détail Agafia nous a parlé de serpents aperçus dans le potager, et de toute une nichée au bord de l'eau.
-Tu l'as eu au bâton, le serpent ? a demandé Erofeï en sortant de sa somnolence. Et Dieu, qu'en dit-il des serpents ?
Dieu avait tout prévu. Agafia a ouvert un infolio qui sentait la vieille isba pour nous lire à voix haute :
_ " Je vous donne le pouvoir d'écraser le serpent et le scorpion et toute force hostile".
_ Et alors, as-tu écouté Dieu ?
_J'ai eu pitié. Car la vie est douce à toute créature.
Les hommes? Les jeunes Lykov ne les connaissaient que par les récits et le souvenir de leurs aînés. Ils appelaient " siècle" toute cette vie à laquelle ils n'avaient jamais pris part. " Ce siècle
est plein de tentations, de péchés, d'outrages à Dieu. Il faut fuir et craindre les hommes "
Voilà ce qu'on leur enseignait.
Akoulina Karpovna ne possédait rien de tout cela, mais elle avait, en revanche, de l'écorce de bouleau et du jus de chèvrefeuille. Trempez-y une tige bien taillée et vous pourrez tracer sur le côté jaune de l'écorce de pâles lettres bleues.
Le décompte du temps par les dates, les semaines, les mois et les années constituait pourtant, pour les Lykov, une tâche majeure et vitale. Se perdre dans le temps, et ils en étaient conscients, c’était détruire l’organisation de la vie avec ses fêtes, ses prières, ses jeûnes, ses jours gras, l’anniversaire des saints, le calcul des années vécues.
On connaît la suite, près de quarante ans de lutte contre la nature, pour la survie. Des années de famine, dira Agafia. « Nous mangions des feuilles de sorbier et des pommes de terre, des racines, de l’herbe, des écorces d’arbre. La disette tout le temps. Chaque année nous tenions conseil pour savoir s’il fallait manger les réserves ou les garder pour la semence.
Trente-trois fois durant l’hiver, laissant son père, Agafia a fait l’aller et retour. En les enveloppant de linge pour les protéger du gel, elle a transporté quarante seaux de pommes de terre pour les semences, trois sacs de pain séché plus la farine, le gruau, les graines de cèdre, la vaisselle, les bougies, les livres, les vêtements et les couvertures.