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Critique de jplegrand2015


L'épisode est connu. Alors qu'il désespère de sa vocation, Fernando Pessoa est saisi d'une véritable révélation qu'il décrit lui-même dans une lettre à l'un de ses amis. « Un jour où j'avais finalement renoncé – c ‘était le 8 mars 1914 – je m'approchai d'une haute commode et, prenant une feuille de papier, je me mis à écrire debout, comme je le fait chaque fois que le je peux. Et j'ai écrit trente et quelques poèmes d'affilée, dans une sorte d'extase dont je ne saurais définir la nature. Ce fut le jour triomphal de ma vie et je ne pourrais en connaître d'autres comme celui-là. Je débutai par un titre « le gardeur de troupeaux » . Et, ce qui suivit, ce fut l'apparition en moi de quelqu'un, à qui j'ai tout de suite donné le nom d'Alberto Caeiro . Excusez l'absurdité de la phrase : mon maître avait surgi en moi ».
Alberto Caeiro est donc le premier hétéronyme « sous la dictée » duquel Pessoa entreprend de bâtir son oeuvre poétique. Cet hétéronyme sera suivi d'autres comme Alvaros de Campos, disciple fictif de Caeiro, Ricardo Reis et Bernardo Soares l'auteur du célèbre « Livre de l'intranquilité ». Tous ces auteurs surgis des tréfonds de Pessoa ont leur personnalité propre, leur biographie et leur style.

Je viens de terminer le volume reprenant « le Gardeur de troupeaux » suivi d'autres poésies d'Alvaro de Campos publié dans la belle collection Poésie /Gallimard.

Ce recueil est insolite car il révèle une sorte d'antithèse de Pessoa, lui-même profondément mystique, adepte de la kabbale et réceptif aux croyances des Rose-Croix qui prophétisaient la chute du Vatican et l'avènement du Règne de l'Esprit Saint.
Au contraire, la poésie d'Alberto Caeiro , sinon matérialiste exprime du moins un profond paganisme : Comme l'a exprimé R. Bréchon, le poète ne refuse pas la nature divine de l'univers ou de l'homme : dans une mystique du corps et de la matière, il n'y a plus de Dieu caché ; c'est le réel lui-même dans son être là qui est divin.
« Si l'on veut que j'aie un mysticisme, c'est bien, je l'ai.
Je suis mystique mais seulement avec le corps.
Mon âme est simple et ne pense pas ».
Cette mystique du corps n'exclut pas une forme d'émerveillement, d'étonnement naïf :
« L'effarante réalité des choses
est ma découverte de tous les jours.
Chaque chose est ce qu'elle est
et il est difficile d'expliquer combien cela me réjouit
et combien cela me suffit.
Il suffit d'exister pour être complet ».

Parfois, ce paradoxal mysticisme de la matière rejoint ce que le philosophe Clément Rosset appelle «une éthique de la cruauté », réfractaire à tout espoir et toute attente, qui se refuse à atténuer les aspérités du réel et obéit au principe de réalité suffisante. La plus haute et la plus difficile tâche de l'homme est alors de « s'accommoder du réel, trouver sa satisfaction et son destin dans le monde sensible et périssable », délesté de tous symboles et consolations métaphoriques. Pessoa / Caeiro n'est pas loin de cette éthique :
« Les choses n'ont pas de signification : elles ont une existence.
Les choses sont l'unique sens occulte des choses. »

Ailleurs dans ce recueil, ceci encore :
« La beauté est le nom de quelque chose qui n'existe pas
et que je donne aux choses en échange du plaisir qu'elles me donnent.
Cela ne signifie rien.
Pourquoi dis-je donc des choses : elles sont belles ! »

Le « désenchantement serein » qui sourd de cette très belle poésie pourtant minimaliste aura un disciple parmi les hétéronymes de Pessoa : il s'agit d'Alvaro de Campos dont quelques textes sont repris dans le présent recueil.
Chez lui on assiste toutefois à une maturation de cette éthique en une sorte d'existentialisme avant la lettre fort surprenant si longtemps avant Sartre ou Camus :
« Je vois les êtres vivants et vêtus qui se croisent,
Je vois les chiens qui existent eux aussi,
et tout cela me pèse comme une sentence de déportation,
et tout cela est étranger, comme toute chose ».

Soudain, le mal-être se fait plus insistant :
« Auprès de moi, accompagnement banalement sinistre, le tic-tac crépitant des machines à écrire.
Quelle nausée de la vie !
Quelle abjection, cette régularité…
Quel sommeil, cette façon d'être ».
Ce recueil est une invitation à approfondir l'oeuvre foisonnante de Pessoa, un auteur qui interpelle par la variété de ses points de vue. le vertige qui peut nous saisir à cette découverte d'un homme à ce point épars n'est peut-être finalement que le symptôme de notre propre morcellement...
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