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Citations sur Le pont des derniers soupirs (2)

Une collègue m’avait un jour présenté Martine, qui travaillait dans un cabinet concurrent du mien à un poste comparable. Elle joue dans cette histoire un rôle indirect mais capital, et il me faut la présenter. Pas très grande, mince, bien faite, on voyait d’elle en premier de longs cheveux blond vénitien qui tombaient sur ses épaules et enchâssaient un visage carré de Celte au nez court et fin ; des lèvres pleines et une fossette au menton ; des yeux marron en amande. Et il y avait aussi le grain de sa peau, onctueux à la vue et qui donnait envie de la toucher. Mais, plus que ses cheveux, ses yeux ou sa peau, c’est sa voix, grave et aux modulations infinies, qui m’avait conquis. On peut vraiment parler de coup de foudre : je n’étais pas depuis deux heures avec elle que j’en étais fou amoureux. Elle avait été beaucoup plus longue que moi à la détente, et ce n’est qu’après deux mois d’efforts persévérants que j’avais obtenu un premier baiser. Encore était-ce dans l’obscurité d’une salle de cinéma et sous le coup d’une scène particulièrement émouvante. J’avais poursuivi une cour assidue et, trois mois plus tard, elle venait s’installer chez moi. Il faut dire que mon appartement, beaucoup plus grand que le sien, se trouvait sur les pentes de la Croix-Rousse et qu’on y jouissait d’une vue admirable sur le Rhône et la ville. Nous y filions le parfait amour et commencions même à parler mariage lorsque le ciel nous était tombé sur la tête avec le rachat de mon employeur par une grosse société américaine.
En affaires, les Américains ne sont pas réputés pour être des adeptes du dicton « A Rome, fais comme les Romains » ; bien au contraire. Il nous avait donc fallu nous faire à leurs méthodes. J’avais quelques dons pour les langues en général et celle de Shakespeare en particulier. Mes supérieurs en avaient déduit que celle de Disney n’aurait aucun secret pour moi et j’avais été désigné pour être, au bureau de Lyon, celui qui formerait ses collègues aux us et coutumes de nos nouveaux maîtres. Pour les apprendre et m’imprégner de l’esprit maison, je devrais effectuer un stage d’un an au siège social situé à Charlotte, en Caroline du Nord, avant de retourner, « plein d’usage et raison », porter la bonne parole à mes collègues. Mon départ pour Charlotte était prévu quinze jours plus tard, le temps d’obtenir mon visa.
Qui, dans ma génération, n’a jamais rêvé d’Amérique ? Enthousiasmé par cette proposition, j’en avais parlé le soir même à Martine. J’avais tout prévu ; elle abandonnerait son travail pour venir avec moi à Charlotte, où elle n’aurait aucune peine à trouver un emploi ; nous achèterions une grosse voiture, de celles qui se balancent pendant plusieurs secondes chaque fois qu’elles s’arrêtent, et profiterions de nos loisirs, qui ne manqueraient pas d’être nombreux, pour visiter le pays ; nous habiterions une grande maison de bois, peinte en blanc, dans une rue ombragée de grands arbres, avec un garage aux dimensions de notre voiture… On voit par là que je me faisais de la vie américaine une idée très hollywoodienne. Mais, ce soir-là, en déroulant mon film devant Martine je l’avais vue se fermer. Elle était très loin de partager mon enthousiasme et, quand enfin je m’étais tu, son expression était même franchement hostile. La discussion avait été longue et acharnée. Nous nous étions couchés en nous tournant le dos, sans avoir l’un ou l’autre reculé d’un pouce. Il en avait été de même les soirs suivants, où, à chacun de mes nouveaux arguments, Martine opposait les mêmes réponses : il n’était pas question pour elle d’abandonner son travail, où elle était compétente et où elle se plaisait, pour aller là-bas tourner des hamburgers ou servir de l’essence ; bien que stéphanoise, elle aimait Lyon ; bien sûr, elle m’aimait et voulait toujours faire sa vie avec moi ; mais on en reparlerait quand je reviendrais, si j’en revenais. Soir après soir, les discussions avaient fini par s’envenimer – il faut dire que je n’avais que peu de temps pour la convaincre. Jusqu’à l’avant-veille de mon départ, où j’étais rentré chez nous pour trouver Martine partie, l’appartement vidé de ses affaires et sa clef dans la boîte aux lettres. Elle avait, depuis longtemps, abandonné son ancien appartement et je ne savais où la joindre. J’avais essayé, le lendemain, de téléphoner à son bureau où l’on m’avait dit qu’elle avait pris trois jours de congé et n’avait pas laissé d’adresse. L’amie qui nous avait présentés n’en savait pas ou ne voulait pas m’en dire plus. J’étais donc parti au jour dit pour les Etats-Unis, sans avoir revu Martine et sans aucun moyen de la retrouver.
Je ne m’étendrai pas sur mon séjour en Caroline du Nord. Certes j’avais, en arrivant ou presque, acheté pour une bouchée de pain une Ford de dix ans d’âge pas tout à fait aussi grosse que la voiture de mes rêves ; certes, par bien des côtés, la vie américaine était conforme à l’idée que je m’en étais faite ; dans des steak houses hors de prix, les T-bone steaks débordaient des assiettes, l’odeur de cannelle imprégnait les lieux voués à la nourriture (Dieu sait s’il y en avait…), et le goût du Coca-Cola y était différent de celui que je connaissais ici ; certes, au travail, on ne connaissait que les prénoms, quelles que fussent les positions dans la hiérarchie. Mais la langue, déjà teintée d’accent sudiste, était assez différente de celle que j’avais apprise et, en guise de maison peinte en blanc, j’habitais un appartement, situé au-dessus d’un atelier de mécanique et où le climatiseur avait des sautes d’humeur qui, certaines nuits, permettaient d’apprécier la moiteur étouffante du climat sudiste. Et sur mon temps libre une virée à Atlanta avec retour par Savannah et Charleston, une ou deux traversées des Appalaches vers le Tennessee voisin, deux ou trois week-ends en galante compagnie dans le parc national des Smoky Mountains furent tout ce que me permirent, en un an, mes horaires de travail et mes moyens financiers.
De retour à Lyon, où j’avais gardé mon appartement, le souvenir de Martine, estompé par la distance, m’était revenu en pleine figure. Je l’avais cherchée en vain partout où nous avions nos habitudes. J’avais interrogé tous ceux que nous avions coutume de voir ; sans succès. Personne ne semblait savoir ce qu’elle était devenue. J’avais fait une tentative auprès du cabinet qui l’employait au moment de notre séparation ; elle avait démissionné deux mois après mon départ sans laisser d’adresse. Petit à petit, échec après échec, je finis par admettre que je l’avais perdue et rangeai son visage avec mes autres souvenirs de temps irrémédiablement révolus. De sorte que plus rien, si ce n’est mon travail, ne m’attachait à Lyon. Encore que ce travail de formateur, loin de ma spécialité d’expert-comptable, ne me passionnât guère. Et pour tout dire, à pas trente ans, j’avais le sentiment d’avoir fait le tour des plaisirs de la grande ville. Je devais pourtant y prolonger mon séjour de dix ans, rencontrer d’autres filles, avoir d’autres aventures, toutes sans lendemain. Chaque fois que j’aurais été tenté de m’attacher quelque peu, le visage carré, la fossette, les yeux en amande et les cheveux blonds venaient s’interposer ; chaque fois l’histoire mourait de sa belle mort.
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Les gens du Plateau ont coutume de dire que Pierpont est un trou et il est difficile de leur donner tort ; on y vient à la descente et on en repart à la montée. Le village se niche dans l’une de ces rares boutonnières où la Siche, qui dévale des Hautes Chaumes, prend quelques aises et s’octroie un petit méandre ou deux avant de se remettre à tailler le granit du Plateau pour s’en aller rejoindre la Loire. La route, qui la traverse ici sur un pont de pierre, relie Saint-Issiaume à Fontbonne en venant de Saint-Etienne et en partant vers les tréfonds de l’Auvergne. La grosse trentaine de maisons du village s’étale le long de cette voie, de part et d’autre du pont, sur deux départements.
Un viaduc de chemin de fer traverse la vallée à près de quarante mètres au-dessus de la rivière, quelques centaines de mètres en amont du pont routier. Il y a bien dix ans qu’on n’y voit plus que des trains de marchandises de deux wagons, trois les bons jours. Trois provinces se rencontrent en son milieu, si l’on en croit les Pierpontois (d’aucuns disent Pierpontais) : l’Auvergne, le Forez et le Velay. Vantardise ! clament les habitants de Saint-Issiaume où se trouve, affirment-ils, la borne qui marque ce point nodal entre pays d’états et pays de mandement.
L’orientation générale du cours de la rivière et les pentes qui la bordent, abruptes et hérissées de pins, font que le soleil se lève ici plus tard pour se coucher plus tôt. Inconvénient qui, l’hiver, cache un avantage. Surtout quand une tempête de neige fait rage dans les hauteurs, bouchant les routes, plâtrant les façades et, pour peu que la consistance de la neige s’y prête, surchargeant jusqu’à la rupture les branches des arbres. Il arrive certes, un vent de nord-est aidant, que les rafales s’engouffrent dans la vallée et ramènent pour un temps les Pierpontais (d’aucuns disent Pierpontois) à la condition des malheureux du Plateau. Mais ces anomalies météorologiques sont rares au point de faire les conversations de plusieurs générations.

La tempête qui balaya le Plateau, au soir de ce dimanche de février, ne dérogea pas à la règle si ce n’est que, le matin, rien ne l’annonçait. Ni le ciel, ni le vent, ni les rhumatismes des vieux, rien ne laissait prévoir la violence froide et implacable de la tourmente qui, en quelques heures, allait paralyser les deux cantons que sépare la Siche et qui se touchent à Pierpont. L’atmosphère était si peu à la menace que j’avais résisté à la tentation de fermer à midi le café du Pont, tentation qui me prenait le dimanche, de la Toussaint à Mardi gras, et à laquelle il m’arrivait souvent de céder.
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