Le jour ou la peur aura disparu de ma vie, je serai devenue une autre.
« J’ai passé trois jours de suite dans la salle de bains. Mon chevalet dressé près de la baignoire, mes tubes de peinture disposés sur un tabouret, j’ai peint la sirène. Elle semblait ravie. Je ne l’avais jamais vue rouler ces yeux-là. A tel point qu’à un moment une chose incroyable s’est produite : elle s’est mise à chanter. Mais pas comme les sirènes qui rendent les marins fous et font échouer leurs bateaux, non. Ca ressemblait à une plainte d’animal, modulée pour former des notes. A la place des paroles, elle chantait des sons inarticulés de bête, mais très beaux. Sur le moment, ça m’a bouleversée. J’ai dû m’asseoir. Je me suis arrêtée de penser, de vouloir, de désirer, de craindre. Je l’écoutais. Quand elle a cessé de chanter, j’ai recommencé à peindre. Ses joues avaient rosi et j’ai dû changer un peu mes couleurs. »
Je l'aime, donc je n'ose pas le regarder. Son visage vacille, se tord et se perd au milieu des visages que je lui invente. Manger les vrais traits, oublier, reconstituer : c'est le travail absurde de la mémoire qui tricote l'image d'amour.
La petite semelle noyée, engloutie, je n'en ai parlé à personne. Les gens s'imaginent tous la sirène certes amoindrie, certes fatiguée, mais la sirène tout de même, belle et tragique, qui sombre dans la mer. C'est ce que tout le monde pense. Pour la semelle, vraiment, personne ne sait. C'est une image que je chéris car elle n'appartient qu'à moi. C'est une plaie secrète que j'entretiens.
Cette semelle ridicule, c'est la petite source de douleur intime dont j'ai besoin pour créer.