Citations sur Une adolescente (33)
J’étais souvent punie pour des actes bien intentionnés qui provoquaient des complications : apparences que l’intelligence de mes parents ne s’efforçait pas de renverser et d’éclaircir, pour atteindre la vérité d’un mal engendré par un bien, de la même façon que le cerveau doit remettre à l’endroit l’image à l’envers que lui transmet l’œil.
C’étaient de vaillants soldats de la vie et jamais ils n’avaient dû enfreindre la loi. Il m’arrivait de les haïr pour ça. Je ne supportais pas leur sacrifice. Ni d’en être l’enjeu, ni d’en devoir payer la dette d’obéissance, de reconnaissance.
Tous mes instincts m’indiquaient la direction opposée, et mes parents ne me fournissaient pas d’information. C’étaient des rêveurs. Ni mon père ni ma mère ne croyaient devoir m’expliquer ce qu’ils considéraient comme des évidences : ne pas voler, ne pas traîner avec des garçons ou des filles qui ont des problèmes avec la police. Il me fallait deviner, interpréter, saisir au vol leurs exclamations, leurs humeurs, leurs froncements de sourcils, leurs chagrins dissimulés, comme des oracles.
La violence est un cercle et pour qu’il se défasse, il faut qu’un point soit sacrifié. Qu’une génération d’hommes et de femmes renoncent à transmettre la violence qu’ils ont reçue : qu’elle implose dans leurs corps et s’éteigne après eux.
La discipline chez nous répondait à une question historique : comment se faire obéir des enfants sans les fouetter ?
Mon père était un incorruptible. Il aurait pu inspirer un de ces héros ordinaires, dans ces films hollywoodiens qui placent l’équilibre moral de l’Amérique entre les mains des individus. Si le héros est blanc, si, grâce à Dieu, c’est un homme et qu’une dure vie lui a appris à réparer un moteur et ne pas se laisser emmerder par les femmes, le Bien triomphera.
Les tribus et les civilisations tiennent les femmes pour inférieures aux hommes, au motif qu’elles ne saigneraient que d’un endroit et à trois occasions : règles, défloration, accouchement. On disait que les femmes ne perdaient leur sang que malgré elles et dans des lits, à l’écart des rues et des champs de bataille où les hommes versaient volontairement le leur. Stella a saigné pour nous deux.
Depuis l’âge de treize ans, je promène dans les rues l’apparence d’une créature séduisante pour qui la vie, sur le papier, rien n’est plus béat. Mais comme cet organe tabou extérieurement gracile comme un bouton d’églantine, le clitoris, enfouit dans notre corps des racines profondes, mon passé contient tant de violence.
Ma vie amoureuse comporte une interruption, une éclipse de sept ans, comme un long blanc suspect sur un curriculum vitae, qui inspire à un employeur potentiel des soupçons : « Vendiez-vous des armes, de la drogue, vous prostituiez-vous ? » À trente ans, presque un quart de ma vie a eu lieu hors du monde social. À l’un de mes rares retours, May, une de mes plus vieilles amies, m’a posé la question, l’œil étincelant : « Mais comment tu fais là-bas, toute seule, tu te… » Je ne peux même pas écrire son terme à la fois ordurier et infantile. Je lui ai lancé un regard noir, avec un courroux absolu et muet, seule manière possible de dire, comme les filles intrépides : « Et ça ne regarde personne. »
Bientôt notre amour vaincrait le doute, la froideur, le malentendu et les changerait en confiance, en chaleur, en aveu. Je me redressais dans mon lit… ce baiser n’avait jamais lieu. Comme avec les cauchemars dont on s’éveille au moment de mourir, le rêve volait en éclat… Les fantômes n’embrassent pas.