Vous prendrez bien quelque chose dit sa voisine à monsieur Songe qui vient de l’aider à pousser sa brouette. Ils entrent dans la cuisine, la femme insiste, asseyez-vous, qu’est-ce que je peux vous offrir. Un petit marc ? Oh je sais, un petit porto, il m’en reste un fond de bouteille. Le vieux refuse poliment puis accepte. De retour chez lui il dit tout de même est-elle assez rat, assez râteau pour m’offrir un fond de bouteille. Autant à boire qu’à manger dans mon verre. Ça m’apprendra à être serviable. Quelques jours après même offre de la voisine pour le même service. Il boit son verre et de retour chez lui il dit qu’est-ce qu’elle m’a fait boire ? Il n’y avait plus de porto, le marc me fait vomir, qu’est-ce qu’elle m’a fait boire ? Or le lendemain la femme lui dit pardonnez-moi de vous avoir laissé partir hier sans rien vous offrir. Mais l’épicier vient de passer, j’ai une bouteille de porto toute fraîche, entrez une minute. Le vieux refuse, accepte, et puis s’avise qu’il est devant sa propre porte, que la brouette de fumier il vient de la pousser sur sa propre plate-bande et que la voisine est décédée depuis longtemps.
Je me demande dit Monsieur Songe à son ami Mortin pourquoi nous avons tant de difficultés à être nous-même c'est-à-dire authentiques donc différents.
L'autre répond je me demande moi si être soi-même n'est pas, à force d'approfondissement, ressembler en tout point à quiconque. Cultiver sa différence me paraît s'obstiner à rester superficiel donc inauthentique.
Qu'est-ce que l'intelligence ? C'est de se le demander.
A un jeune romancier qui s'évertue à camper, comme il dit, des personnages, monsieur Songe conseille en termes gracieux de décamper d'abord du sien. Apprendre à écrire c'est se mettre à l'école de l'humilité. Tout le temps après de jouer à l'auteur.
J'ai dit naguère bien des sottises dit monsieur Songe. Mais si je ne les avais pas dites, ne serais-je pas moins sage aujourd'hui ? Reste à savoir si la sagesse ne vous fais plus dire de sottises.
Lorsque Monsieur Songe reçoit une lettre il ne l'ouvre pas tout de suite. Il la pose sur sa table le temps de s'y faire, de s'y habituer. S'il lui vient a l'idée que c'est une bonne nouvelle le plaisir est ainsi prolongé, sinon il est toujours assez tôt pour prendre connaissance du malheur. Quand on lui demande de s'expliquer sur ce phénomène de voyance il ne sait pas, il dit que c'est un don.
Il faut préciser que Monsieur Songe reçoit très peu de courrier. C'est ou bien un rappel d'impôts ou bien une lettre de sa nièce. De sorte qu'il lui est facile de savoir laquelle des deux est la bonne nouvelle. Mais le jour où sa nièce sera fonctionnaire aux impôts ?
Et monsieur Songe se tracasse à ce sujet. Il ne peut plus dormir. Il voit sa nièce avec de grosses lunettes derrière un bureau, elle ne le reconnaît pas lorsqu'il entre, elle lui ordonne de retirer ses mains de ses poches, de se couper les ongles et le menace de lui jeter un encrier à la figure s'il ne paie pas séance tenante. Monsieur Songe cherche à lui rappeler qu'il l'a connue toute petite, qu'il l'a gâtée, mais il ne trouve pas ses mots. Tout ça finit mal mais comment l'exprimer quand on a perdu confiance dans les liens du sang ? On voit une tache rouge sur son buvard et on tremble qu'elle ne révèle aux indiscrets une blessure profonde.
Puis réfléchissant à ce tracas imaginaire monsieur Songe se dit qu'il doit signifier quelque chose. À moins que sa nièce non plus n'ait jamais existé ? Mais les impôts, par contre ?