"c'est pas ce que je voulais dire, il rit. Une femme qui pêche va se fatiguer autant qu'un homme, mais il va lui falloir trouver une autre manière de faire ce que les hommes font avec la seule force de leurs biscoteaux, sans forcément réfléchir, tourner ça différemment, faire davantage marcher son cerveau"
[...] Quelquefois des œufs. Je mords dans les poches de corail. Ce sont des perles d’ambre rouge qui s’égrènent dans ma bouche, des fruits limpides pour ma soif.
[...] Mes pieds sont gelés. L’eau sanguinolente imbibe mes manches. Nos cirés sont couverts de viscères. J’ai faim. J’avale furtivement la poche de laitance du poisson que je viens d’ouvrir. Goût d’océan. C’est doux et fondant sur la langue.
- Il faudrait trouver un équilibre, je dis, entre la sécurité, l'ennui mortel, et la vie trop violente.
- Il n'y en a pas, il répond. C'est toujours tout ou rien.
- C'est comme l'Alaska, je dis encore. On oscille sans cesse entre la lumière et l'obscurité. Toujours les deux courent et se poursuivent, toujours l'une veut gagner sur l'autre, et l'on bascule du soleil de minuit à la grande nuit d'hiver. (p.333)
Un croissant de lune s'est pris dans les haubans.
Il faudrait toujours être en route pour l’Alaska. Mais y arriver à quoi bon.
L'île a refermé sur moi ses bras de rochers noirs. L'anse verte des collines me domine, silencieuse et nue. Les épilobes en fleur ondulent comme une marée mauve. L'ombre d'un marin qui s'est couché sur moi ne m'a pas quittée lorsque lui est parti sous cette pluie très douce, sur un ferry blanc dans la nuit très noire. Elle marche avec moi quand je traîne la patte dans ces rues peuplées de grands hommes bottés qui vont d'un bateau à l'autre, puis d'un bar à l'autre, en tanguant, et s'en retournent vers la mer de leur pas balancé et souple.
- C’est la raison qui nous pousse tous à le faire. Résister. Lutter pour notre vie dans des éléments qui nous dépasseront toujours, qui seront toujours les plus forts. Le challenge, aller au bout, mourir ou survivre.
Vous cherchez... une certitude peut-être... quelque chose qui serait assez fort pour combattre vos peurs, vos douleurs, votre passé - qui sauverait tout, vous en premier.
Embarquer, c’est comme épouser le bateau le temps que tu vas bosser pour lui. T’as plus de vie, t’as plus rien à toi. Tu dois obéissance au skipper. Même si c’est un con […] Je ne sais pas pourquoi j’y suis venu, je ne sais pas ce qui fait que l’on veuille tant souffrir, pour rien au fond. Manquer de tout, de sommeil, de chaleur, d’amour aussi, jusqu’à n’en plus pouvoir, jusqu’à haïr le métier, et que malgré tout on en redemande, parce que le reste du monde vous semble fade, vous ennuie à devenir fou. Qu’on finit par ne plus pouvoir se passer de ça, de cette ivresse, de ce danger, de cette folie oui ! (p. 37)