Citations sur À la recherche du temps perdu, tome 3 : Le côté de Guerm.. (281)
Je contemplais cette apothéose momentanée avec un trouble que mélangeait de paix le sentiment d'être ignoré des Immortels. La duchesse m'avait bien vu une fois avec son mari, mais ne devait certainement pas s'en souvenir, et je ne souffrais pas qu'elle se trouvât, par la place qu'elle occupait dans la baignoire, regarder les madrépores anonymes et collectifs du public de l'orchestre, car je sentais heureusement mon être dissous au milieu d'eux, quand, au moment où en vertu des lois de la réfraction vint sans doute se peindre dans le courant impassible des deux yeux bleus la forme confuse du protozoaire dépourvu d'existence individuelle que j'étais, je vis une clarté les illuminer : la duchesse, de déesse devenue femme et me semblant tout d'un coup mille fois plus belle, leva vers moi la main gantée de blanc qu'elle tenait appuyée sur le rebord de la loge, l'agita en signe d'amitié, mes regards se sentirent croisés par l'incandescence involontaire et les feux des yeux de la princesse, laquelle les avait fait entrer à son insu en conflagration rien qu'en les bougeant pour chercher à voir à qui sa cousine venait de dire bonjour, et celle-ci, qui m'avait reconnu fit pleuvoir sur moi l'averse étincelante et céleste de son sourire.
Robert en arrivant m'avait bien averti qu'il faisait beaucoup de brouillard, mais tandis que nous causions il n'avait cessé d'épaissir. Ce n'était plus seulement la brume légère que j'avais souhaité voir s'élever de l'île et nous envelopper, Mme de Stermaria et moi. A deux pas, les réverbères s'éteignaient, et alors c'était la nuit, aussi profonde qu'en plein champs, dans une forêt, ou plutôt dans une molle île de Bretagne vers laquelle j'eusse voulu aller ; je me sentis perdu comme sur la côte de quelque mer septentrionale où on risque vingt fois la mort avant d'arriver à l'auberge solitaire ; cessant d'être un mirage qu'on recherche, le brouillard devenait un de ces dangers contre lesquels on lutte, de sorte que nous eûmes, à trouver notre chemin et à arriver à bon port, les difficultés, l'inquiétude et enfin la joie que donne la sécurité - si insensible à celui qui n'est pas menacé de la perdre - au voyageur perplexe et dépaysé.
Émue par les derniers vers, Mme d’Arpajon s’écria :
— Ces reliques du cœur ont aussi leur poussière ! Monsieur, il faudra que vous m’écriviez cela sur mon éventail, dit-elle à M. de Guermantes.
— Pauvre femme, elle me fait de la peine ! dit la princesse de Parme à Mme de Guermantes.
— Non, que madame ne s’attendrisse pas, elle n’a que ce qu’elle mérite.
— Mais… pardon de vous dire cela à vous… cependant elle l’aime vraiment !
— Mais pas du tout, elle en est incapable, elle croit qu’elle l’aime comme elle croit en ce moment qu’elle cite du Victor Hugo parce qu’elle dit un vers de Musset.
C'est dans la maladie que nous nous rendons compte que nous ne vivons pas seuls, mais enchaînés à un être d'un règne différent, dont des abimes nous séparent, qui ne nous connaît pas et duquel il est impossible de nous faire comprendre : notre corps.
Il ne serait pas plus stupide qu'un autre s'il avait eu, comme tant de gens du monde, l'intelligence de savoir rester bête.
Seulement une fois en tête à tête avec les Elstir, j'oubliai tout à fait l'heure du dîner ; de nouveau comme à Balbec j'avais devant moi les fragments de ce monde aux couleurs inconnues qui n'était que la projection de la manière de voir particulière à ce grand peintre et que ne traduisaient nullement ses paroles. Les parties du mur couvertes de peintures de lui, toutes homogènes les unes aux autres, étaient comme les images lumineuses d'une lanterne magique laquelle eût été, dans le cas présent, la tête de l'artiste et dont on n'eût pu soupçonner l'étrangeté tant qu'on n'aurait fait que connaître l'homme, c'est-à-dire tant qu'on n'eût fait que voir la lanterne coiffant la lampe, avant qu'aucun verre coloré eût été placé.
Le côté de Guermantes, II-2, Pléiade p. 712.
Tout ceci se passait à une distance de vous qui, petite s’il se fût agi d’une passe d’armes, semblait énorme pour une poignée de main et glaçait dans le deuxième cas comme elle eût fait dans le premier, de sorte que quand le Guermantes, après une rapide tournée accomplie dans les dernières cachettes de votre âme et de votre honorabilité, vous avait jugé digne de vous rencontrer désormais avec lui, sa main, dirigée vers vous au bout d’un bras tendu dans toute sa longueur, avait l’air de vous présenter un fleuret pour un combat singulier, et cette main était en somme placée si loin du Guermantes à ce moment-là que, quand il inclinait alors la tête, il était difficile de distinguer si c’était vous ou sa propre main qu’il saluait.
On a même pu dire que la louange la plus haute de Dieu est dans la négation de l’athée qui trouve la création assez parfaite pour se passer d’un créateur.
"_ Ah ! mentalité, j'en prends note, je le resservirai , dit le duc. Mentalité me plaît. Il y a comme cela des mots nouveaux qu'on lance, mais ils ne durent pas. Dernièrement, j'ai lu comme cela qu'un écrivain était "talentueux". Comprenne qui pourra. Puis je ne l'ai plus jamais revu.
_ Mais mentalité est plus employé que talentueux, dit l'historien de la Fronde pour se mêler à la conversation. Je suis membre d'une Commission au ministère de l'Instruction publique où je l'ai entendu employer plusieurs fois, et aussi à mon cercle, le cercle Volney, et même à dîner chez M. Emile Ollivier.
_ Moi qui n'ai pas l'honneur de faire partie du ministère de l'Instruction publique, répondit le duc avec une feinte humilité, mais avec une vanité si profonde que sa bouche ne pouvait s'empêcher de sourire et ses yeux de jeter à l'assistance des regards pétillants de joie sous l'ironie desquels rougit le pauvre historien, moi qui n'ai pas l'honneur de faire partie du ministère de l'Instruction publique, reprit-il s'écoutant parler, ni du cercle Volney, Monsieur ? demanda-t-il à l'historien qui, flairant une insolence et ne la comprenant pas, se mit à trembler de tous ses membres, moi qui ne dîne même pas chez M. Emile Olliver, j'avoue que je ne connaissais pas mentalité. Je suis sûr que vous êtes dans mon cas, Argencourt ...
... grâce à quelque hasard, le nom de Guermantes ayant repris pour un instant après tant d'années le son, si différent de celui d'aujourd'hui, qu'il avait pour moi le jour du mariage de Mlle Percepied, il me rend ce mauve si doux, trop brillant, trop neuf, dont se veloutait la cravate gonflée de la jeune duchesse, et comme une pervenche incueillissable et refleurie, ses yeux ensoleillés d'un sourire bleu. Et le nom de Guermantes d'alors est aussi comme un de ces petits ballons dans lesquels on a enfermé de l'oxygène ou un autre gaz : quand j'arrive à le crever, à en faire sortir ce qu'il contient, je respire l'air de Combray de cette année-là, de ce jour-là, mêlé d'une odeur d'aubépines agitée par le vent du coin de la place, précurseur de la pluie, qui tour à tour faisait envoler le soleil, le laissait s'étendre sur le tapis de laine rouge de la sacristie et le revêtir d'une carnation brillante, presque rose, de géranium, et de cette douceur, pour ainsi dire wagnérienne, dans l'allégresse, qui conserve tant de noblesse à la festivité.