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Critique de Arimbo


Je viens de terminer la troisième étape de mon voyage à La Recherche du Temps Perdu, le Côté de Guermantes.
J'ai appris, je crois, à lire Proust comme il aurait fallu que je le lise dès le début, c'est-à-dire lentement et avec un temps de relecture, une trentaine de pages journalières, bref, ainsi que le recommandait Nietzsche, de procéder comme les vaches, de "ruminer" le texte.
Plus encore que les précédents, est-ce parce que je suis maintenant au diapason de l'auteur, ce troisième tome m'a ébloui, par la beauté de sa construction et de son écriture, par la multiplicité de ses niveaux de lecture, et par toutes les sensations, sentiments, réflexions qu'il provoque. On y rit et on y pleure, et on sort de la lecture avec le sentiment nostalgique d'avoir parcouru un monde unique.

Le jeune narrateur y poursuit son chemin de vie, son parcours initiatique, en découvrant le monde aristocratique parisien, celui du faubourg Saint-Germain, (en fait Proust avait côtoyé celui du Faubourg Saint Honoré). Mais il découvre aussi l'amitié de Saint-Loup et la vie militaire, et aussi la sensualité dans sa relation avec Albertine. Enfin, il fera pour la première fois l'expérience douloureuse de la mort d'un proche, sa grand-mère bien aimée.

J'ai trouvé ce tome de la Recherche merveilleusement construit, mieux que les précédents. Cela me fait penser à un opéra, ou à un poème symphonique, dans lequel les trois tableaux majeurs sont deux scènes mondaines, celle du Salon de la Marquise de Villeparisis et celle, très longue, du Diner chez les Guermantes, qui encadrent l'épisode tragique de la maladie et de la mort de la grand-mère du narrateur qui termine Guermantes I et fait le début de Guermantes II.

Le "prologue" du roman est l'arrivée dans un appartement qui dépend l'hôtel du Duc et de la Duchesse de Guermantes, déménagement lié à l'état de la santé de la grand-mère du narrateur, et, comme souvent dans les prologues, on assiste aux réflexions du petit monde des domestiques, Françoise en tête.

Puis, lors d'une soirée au théâtre où le narrateur découvre enfin le talent de la Berma, voilà que la Duchesse de Guermantes lui fait un petit signe de la main! Il n'en faut pas plus pour que, comme toujours chez Proust, le désir et l'exaltation monte. Mais l'approche de la duchesse se révélant infructueuse, le narrateur décide de retrouver son ami Saint-Loup, neveu de la Duchesse, en garnison à Doncières, ville militaire pas très loin de Paris, afin de lui demander d'intervenir pour lui auprès de la Duchesse.

Le séjour à Doncières est un nouveau tableau d'une grande douceur, d'une grande sérénité, le seul de cette nature dans tout ce tome, marqué par l'amitié et les discussions sur la stratégie militaire ainsi que sur l'affaire Dreyfus, et une foule de détails délicieux sur les sons, le sommeil et les rêves etc..
Mais un appel téléphonique de la grand-mère lui procure un sombre pressentiment et précipite son retour où il a la vision quasi photographique de la détérioration de son état de santé.

Après un intermède où le narrateur rencontre son ami Saint-Loup et sa maîtresse Rachel, une comédienne avec laquelle la liaison est tumultueuse, prend place le premier grand tableau, le "five o'clock" chez la Marquise de Villeparisis.
Celle-ci prétend tenir un salon littéraire comme ceux des 17ème et 18ème siècle. D'ailleurs, ses Mémoires la feront passer, selon le narrateur, comme un des salons les plus brillants de la fin du 19eme siècle, qui ne manque pas de nous faire remarquer perfidement que beaucoup des personnes citées n'y sont pas venues, mais sans doute aussi nous montrer que la création littéraire compte plus que la réalité. Et voici que sont décrits, avec un humour gentil ou féroce, tous ces personnages souvent ridicules, la Marquise qui peint ses fleurs, l'ambigu diplomate de Norpois et son langage fleuri, l'arriviste et vulgaire Bloch, le prétentieux Legrandin, le Prince de von Faffenheim (qui dans la suite sera nommé le Prince Von!) qui sollicite le soutien de Mr de Norpois pour l'entrée à l'Institut, etc....et puis le Duc et la Duchesse de Guermantes, qui exécutent une première fois leur duo comique qui sera accompli au centuple lors de l'immense Soirée que nous verrons à la fin du roman. Tout ce petit monde factice évoque aussi le grand évènement du moment, l'Affaire Dreyfus.

A l'opposé de ce tableau de la futilité, le narrateur nous décrit maintenant, de façon très réaliste et sans épargner les détails, la maladie, l'agonie et la mort de sa grand-mère, dont on sait qu'elle furent en fait celles de sa mère. Comme quoi, pour paraphraser Paul Klee, le roman ne reproduit pas le réel, le roman rend réel aux yeux de l'esprit. On y voit la bêtise et l'absence de compassion de certains médecins, pas tous, les réactions de l'entourage, et puis l'agonie qui nous bouleverse, et la mort qui redonne à la grand-mère sa jeunesse.

Étrangement, à ce tableau et sans que l'on sache les sentiments du narrateur après cette épreuve, suit la visite d'Albertine, sorte d'intermède plutôt sensuel (ah, ce baiser sur la joue!) et mélancolique: en fait, le narrateur n'aime pas Albertine, et est attiré par Mme de Stermaria, à laquelle il a proposé un rendez-vous, mais qui finalement ne viendra pas (ô rage, ô désespoir!).

Un autre intermède d'une petite soirée chez la Marquise de Villeparisis, au cours de laquelle, ô miracle, la Duchesse de Guermantes invite le narrateur à un diner "en petit comité", puis après une soirée de l'amitié avec Saint-Loup et ses camarades militaires, voilà enfin le Diner chez le Duc et la Duchesse de Guermantes, le sommet de la description mondaine du roman, un long épisode qui en occupe le quart.
C'est un incroyable tableau que nous donne Proust de cette aristocratie, de ces Princes, Princesses, Ducs, Duchesses, Marquis, Marquises, etc..une bonne partie parents les uns des autres.
On s'y emploie, surtout la Duchesse de Guermantes, à qui le mari sert de faire-valoir, à faire des "bons mots", assez souvent vulgaires, à y dire beaucoup de méchancetés et de médisances, surtout à l'égard de celles et ceux qui ne sont pas là, à montrer en réalité, sous l'apparence du goût du paradoxe, un esprit bien réactionnaire et rétif à la nouveauté littéraire, picturale ou politique. le narrateur nous décrit avec précision, humour, ironie, ce monde désuet de la représentation, où chacun joue un rôle comme au théâtre (il est d'ailleurs frappant de constater que le monde du théâtre vienne en contrepoint dans le récit: la soirée théâtrale, où joue la Berma, la répétition de la tragédienne Rachel, maîtresse de Saint-Loup).
Et tout cela est parfois désopilant, par exemple lorsque nous sont exposés les manières de saluer des Guermantes et des Courvoisier, aristocrates ennemis, il le fait presqu'à la manière d'un ethnologue comparant les moeurs de deux tribus d'Amérique.

Mais aussi, chez Proust, il y a, bien sûr, plus d'un niveau de lecture.
Derrière cette description d'un monde clos où tout les nobles se connaissent et connaissent leurs parentés, filiations, généalogies, on sent que cette petite société aristocratique, qui cherche à reproduire les manières de l'Ancien Régime, sait qu'elle n'est plus qu'un vestige du passé, qu'elle ne compte plus pour grand chose. "Tout en chantant sur le mode mineur l'amour vainqueur et et la vie opportune" ces aristocrates sont "quasi-tristes sous leurs déguisements fantasques" (d'ailleurs le Duc et la Duchesse se précipiteront à un bal masqué à la fin du roman, échappant ainsi à Swann qui leur annonce sa maladie incurable). J'interprète ainsi la scène hystérique que fait le baron Charlus au narrateur, à qui il avait proposé d'être son mentor. J'y sens la rage désespérée d'un aristocrate à l'ascendance glorieuse de ne plus "compter".

Mais, plus que tout cela encore, j'en retiens que ces aristocrates réunis à diner chez la duchesse et le duc de Guermantes procurent au narrateur le "plaisir esthétique" et la nostalgie d'un monde perdu, car par leurs noms, leurs ascendances qui peuvent remonter jusqu'au Moyen Âge ils sont, en quelque sorte, les témoins vivants d'un passé glorieux et inaccessible.

En conclusion, à la fin de ce troisième tome, c'est la nostalgie qui l'emporte. La grand-mère est morte, Swann va mourir, et les aristocrates, dont la compagnie est bien décevante, ne valent que par le passé magique qu'ils représentent.
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