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Citations sur La Tour d'amour (61)

Un soir, je vins guetter en compagnie de mon ancien. Nous fumions nos pipes sous la pluie, n’échangeant point nos pensées, car nous n’en possédions guère de nouvelles. Il ruminait son alphabet, probablement; moi, je comptais les jours à tirer avant la prochaine sortie de ce purgatoire. L’eau du ciel nous ruisselait dans le dos, sur les bottes, imbibait nos habits comme des éponges; on en avalait des pintes malgré soi rien qu’à sucer son tuyau de pipe, la fumée bleue se transformait en buée grise, on fumait de la pluie, quoi !
La lumière du phare tout flambant neuf, remis au point par une grosse provision d’huile, se changeait en une espèce de vapeur jaune, sulfureuse, assez semblable à la lueur des locomotives pénétrant, panaches rabattus, sous un tunnel. Les lames moutonnant dans cette lueur diffuse prenaient des tons de bitume, et ce n’était pas drôle.
Moins drôle encore fut l’épave qui nous arriva, portée de rouleaux en rouleaux d’encre, toute livide au milieu de ce crépuscule maudit.
– Une tête ! Patron… Là, du côté de la « Baleine »… Un noyé, patron !
– Laisse venir ! qu’il répondit tranquillement.
Je sentis que l’eau de l’averse me coulait plus fort dans le dos.
C’était un homme; presque assis sur la mer, une ceinture de sauvetage le maintenait flottant. Il allait en chemise, la poitrine gonflée, gras à crever, le front en arrière, les cheveux collés, ses yeux morts regardant encore très fixement quelque chose au loin, sa bouche grande ouverte continuant à pousser le cri qui ne sortait plus… Celui-là était fini depuis huit jours, car il montrait des tâches de moisi sur la peau, l’air comme truffé.
Il passa, tourna, valsa, nous salua bien honnêtement, et tout en évitant notre harpon, il fila, « ventre à la mer ».
– Ils sont avancés ! que murmura Barnabas bourrant une autre pipe.
Puis il vint une tonne, mais elle se fendit contre la première dalle et s’abîma.
Ensuite, il vint des cordages, un bout de mât, des boîtes de conserves. Nous en prîmes une où il y avait des mots anglais. C’était des haricots verts (je savais un peu ces mots).
Et un autre noyé; celui-là, un marin étendu tout habillé sur une table, le front caché dans ses bras. On aurait juré qu’il dormait.
Je rentrai un moment au phare pour inscrire… les passants. Quand je me ramenai vers le vieux, je poussai un cri d’épouvante. Il en passait une bande, des hommes qui se nouaient les uns aux autres, un radeau de corps morts, des tas de jeunes hommes, une sorte de pensionnat de gens tous habillés pareils, pressés, tourbillonnés, une foule de nageurs allant vers la terre, car, vraiment, c’était bien l’heure de rentrer.
Le dernier traînait sa tête au bout d’un filin rouge qui lui sortait du cou.
Je restai là planté, la gorge serrée, le harpon tendu.
– Mais qu’est-ce que nous pouvons y faire, nom de Dieu, qu’est-ce que nous y pouvons ? que je répétais, ne sachant plus ce que je disais.
– Rien ! Y sont tous remontés du fond, excepté celui de la ceinture, répliqua le vieux philosophiquement. Oh !… Ils en ont tous, des ceintures, ça les aide à mieux se sentir crever ! Quand on coule à pic, c’est fini tout de suite. Avec leurs garces de ceintures, ils espèrent, ils gueulent, ils se démènent… Jamais ça ne les sauve. J’en ai vu un passer vers la pointe qui remuait encore, un jour d’il y a trois ans. il a tellement remué qu’il a chu la tête en bas durant que ses jambes se raidissaient en l’air. Les noyés, c’est si bête ! Quand ils s’arrêtent le long de la « Baleine », ils verdissent là, au soleil, jusqu’à la prochaine montée des vagues. Le flot les reprend, les roule, et ils redescendent pour chercher les bons courants. Cette fois, la fournée s’amène au grand complet. C’est des tas de gens riches, des passagers de première : les matelots sont dorlotés jusqu’au moment final; on a pourvu tout le monde de sa belle couronne d’enterrement… Et ça leur procure l’agrément du grand voyage. Les matelots sont plus libres dès que la petite classe est à la trempette. À preuve, hein ?… Nous n’en avons vu qu’un ? Et je parie qu’on ne reverra pas de marin, au moins ce soir.
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Un soir, je vins guetter en compagnie de mon ancien. Nous fumions nos pipes sous la pluie, n'échangions point nos pensées, car nous n'en possédions guère de nouvelles. Il ruminait son alphabet, probablement; moi, je comptais les jours à tirer avant la prochaine sortie de ce purgatoire. L'eau du ciel nous ruisselait dans le dos, sur les bottes, imbibait nos habits comme des éponges; on en avalait des pintes malgré soi, rien qu'à sucer son tuyau de pipe, la fumée bleue se transformait en buée grise, on fumait de la pluie, quoi!
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Tous ces cadavres tourbillonnaient autour de moi, maintenant à m'en donner le vertige. Ils n'en passaient plus, et je les voyais encore, les uns la bouche ouverte pour leur dernier appel, les autres les yeux fixés à jamais sur leur dernière étoile. Ils allaient, allaient par troupe, par file, deux à deux, six ensemble, un tout seul, tout petit comme un enfant, et ils ressemblaient à une grande noce qui s'éparpille le long du dernier branle du bal.
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La mer délirante bavait, crachait, se roulait devant le phare, en se montrant toute nue jusqu'aux entrailles. La gueuse s'enflait d'abord comme un ventre, puis se creusait, s'aplatissait, s'ouvrait, écartant ses cuisses vertes; et à la lueur de la lanterne, on apercevait des choses qui donnaient l'envie de détourner les yeux. Mais elle recommençait, s'échevelant, toute une convulsion d'amour ou de folie. Elle savait bien que ceux qui la regardaient lui appartenaient.
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... Et la lune, perle tombée, tête coupée, fière de l'absence de son corps, s'en allait, s'en allait pudiquement, chaste et lointaine, inaccessible, emportant le mystère d'une bouche muette qui, peut-être, n'existe pas...
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On ne lui voyait pas de linge, ni sale, ni propre, mais il etait juste de croire qu'il ne connaissait point l'usage des chemises, car il me regardait laver les miennes en sifflottant. Il etait plus que sale, plus que laid, il etait comme de la honte faite homme.
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La pourriture arrive bien à briller, de temps en temps et tous les noyés que la mer cache en son ventre bleu lui font quelquefois des prunelles flambantes quand la brise est plus douce ou la vague plus chaude.
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Sa casquette enfoncée sur les tempes, d'où pendaient les deux oreilles de chien blond, le rendait plus blafard, plus nu de figure qu'un cul de singe. Ses pommettes saillaient, toutes luisantes, d'un jaune de cire d'église, et ses prunelles roulaient vertes et vitreuses comme celles des poissons crevés. Son vilain costume de bure, jamais ôté, jamais brossé, semblait enduit de jus de chique depuis ses quelque dix ans d'existence. (Je savais déjà qu'il couchait avec ses bottes.) On ne lui voyait pas de linge, ni sale, ni propre, mais il était juste de croire qu'il ne connaissait point l'usage des chemises, car il me regardait laver les miennes en sifflotant. Il était plus que sale, plus que laid, il était comme la honte faite homme.
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Soleil !... O soleil des pauvres garces, ô soleil des pauvres hommes ! Villes d'amour échelonnées le long du voyage de notre misère, escales où s'arrêtent nos désirs, port béni où nos virilités s'ancrent si éperdument qu'elles ramènent des cadavres à la surface quand on les force à se retirer...
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Sur mer, la nuit ne vient jamais d'en haut, elle monte des vagues, et on dirait que l'eau devient les nuages, un ciel renversé.
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