Elle s'est souvenue de sa judéité comme d'un talisman oublié dans une poche, et que l'on finit par triturer à longueur de journée, d'un geste obsessionnel.
Le défi n'est pas anodin, un bon pianiste ne fait pas forcément un bon chef (d'orchestre), tout soliste qu'il est. La meute commence par le flairer comme un semblable, avec circonspection, en lui montrant parfois les dents, sans lui reconnaître d'emblée une position de mâle dominant. Il faut savoir user de charme autant que d'autorité.
Le vibrato, ce qui fait d'un violoniste ce qu'il est, ce qui le rend immédiatement reconnaissable à l'oreille de tous.
Je vais vous dire, pianistes et violonistes ne sont pas égaux face aux problèmes de mémorisation. Mon instrument à moi est une usine à trous, un véritable gruyère. Il suffit de voir l'épaisseur des livrets, la quantité de notes à retenir. Quatre-vingt-huit touches et huit octaves d'un côté, quatre cordes et quatre octaves de l'autre.
Car c'était bien l'enjeu de cette dernière nuit : il y avait la mort de mon père, il y avait le retour de mon frère, et moi au milieu, à leur tenir la main, à me demander quand l'un partirait et si l'autre resterait.
Je plonge mes yeux dans les siens, épuisés, vaincus. Dans cinq minutes, ce sera mon tour de me présenter dans la fosse aux lions. Je pense au courage qu'il a fallu à ce vieillard, peut-être le plus grand pianiste de tous les temps, pour boire le calice jusqu'à la lie, jouer jusqu'à la dernière note de ce concert maudit. La force inouïe. La volonté de marcher à tâtons dans le brouillard, à la recherche de son âme perdue.
Quand la main du pianiste est en souffrance, alors c'est le monde entier qu'il faut repeindre en noir.
Le pianiste, lui, n'a guère la possibilité de voyager avec le paquebot qui lui sert d'instrument. Chaque soir, il faut faire connaissance, se confier à un parfait inconnu, lui dire ses joies et ses souffrances. Qui s'étonnera encore des difficultés qu'ont certains d'entre nous à s'attacher ? Que voulez-vous, moi je papillonne, de piano en piano, et parfois d'homme en homme.
Est-ce la fin de l'enfance ? Déjà ?
As-tu encore une part de musicien en toi ? La dernière fois que tu m'as laissée entrer dans ton bunker, il y a si longtemps en arrière, j'ai vu, sur ton violon pendu, celui que Krikorian t'avait offert, l'épaisseur de la couche de poussière. Tu ne joues plus maintenant. Pries-tu ? Pries-tu seulement ? À la manière des chartreux, tapissant ton temps de murmures et de silence. Vita activa contre vita contemplativa, est-ce ce troc-là que tu as conclu en t'enfermant entre ces quatre murs ? Toi qui ne croyais pas dans le Dieu des chrétiens, pries-tu au moins les dieux païens de la musique pour qu'ils te rendent à ta joie de jouer, celle qu'à la longue ils ont fini par te voler ? Car, sinon, que peux-tu faire de tes journées ? J'ai peur de le savoir. J'ai tellement peur de te revoir. Dans quel état seras-tu après toutes ces années de réclusion volontaire ? Je ne suis bon qu'à cela, petite sœur, à jouer, à jouer, à jouer. Que peux-tu faire de tes journées, alors ?