Citations sur Monarques (9)
Atteint d'une maladie congénitale incurable, j'ai suivi une scolarité en dents de scie. Je vivais comme les dauphins, immergé dans la douleur en mettant parfois le nez à l'air. Durant quelques semaines, rarement quelques mois, nous faisions des projets d'avenir. Je retournais au collège passer mes examens. Puis nous nous rendions à l'évidence. Il me serait impossible de mener une existence normale. Pourtant, je gardais espoir, car je baignais dans l'affection, et surtout, je me sentais capable de réussir ma vie. J'étais comme un point sur une feuille blanche, immobile et verrouillé, mais ce point contenait un cercle qui ne demandait qu'à s'élargir. La force qui m'emprisonnait pouvait aussi me porter. Il suffisait qu'elle s'exprime durablement.
Jérusalem. Aucun mot pour décrire cette mosaïque de la guerre et de la paix. La ville, découpée en segments antagonistes, forme un unique organisme, une même entité écartelée entre conservation de soi et reconnaissance de l'autre. Je pose mon front contre le mur des Lamentations. La pierre poreuse absorbe et restitue le silence qu'on lui confie. On s'incline seul, on se redresse foule. À deux pas, le tombeau du Christ. Un agrégat rocheux frotté de chair humaine.
Je referme mon carnet de notes. Il ressemble à une carte routière. Un enchevêtrement de directions que, pour la plupart, je n’emprunterai jamais. Je serais incapable de nommer un tel espace autrement qu’en disant qu’il constitue désormais le cadre élastique d’une histoire sans début ni fin, mais formant un bloc homogène de fragments qui semble très ancien.
Je glisse d'une réalité à l'autre, de l'écriture vers l'affirmation muette du quotidien, et je reviens de ce silence au mystère du langage. L'amour est mon seul besoin, un amour troué, disloqué, mais obstiné, tout entier ramassé dans la littérature, notre petite éternité avant la mort. p 96
Je ne crois pas aux signes. Pourtant, certains hasards objectifs ont valeur de vérité. Me reviennent en mémoire les mots de Malaparte. "Ces morts, je les haïssais. Ils étaient les étrangers, les seuls, les vrais étrangers dans la patrie commune de tous les êtres vivants, dans notre partie commune, la vie." Pour les mêmes raisons, ces étrangers, ces morts, je les aime.
Il arrive qu'un nuage de papillons traverse le soir, une forme mouvante d'air et de soleil, comme une dernière proposition de la lumière. On est alors consolé de sa tristesse. Qu'on soit croyant ou non croyant, on éprouve le lien archaïque entre l'homme et l'éternel.
Le monarque est l’emblème des rêveurs, car il est pur désir de voyage. Tous les cinq ans ou dix ans, au retour d’El Nino, le ciel du Maghreb s’emplit de monarques. Nul ne connaît la raison de tels rassemblements. Il se peut que lc courant pacifique, fossoyeur des sociétés précolombiennes, ce grand souffle chaud déclenché par la Lune, entretienne une relation intime avec les papillons. Il se peut que les papillons, regroupés en gigantesque essaims à l’approche d’un danger mortel, multiplient leurs facultés et sachent percevoir leur salut, une zone tempérée, invisible mais réelle, à des milliers de kilomètres au-delà des montagnes et de la mer, un éden capable d’accueillir leur migration.
Une neige fine et sèche tombe sur la Moraine. L'extrémité du Grand-Champ disparaît dans la brume. Il y a une centaine d'année, notre propriété s'étendait jusqu'à la Sarine. Le remaniement a transformé la campagne suisse, découpant, redistribuant les champs, ou les réaffectant à l'élargissement des réseaux autoroutiers et ferroviaires.
Parmi ces enfants [qui "visitaient" Auschwitz], se tenait celui qui apprenait à reconstruire la machine d'abjection. Un enfant parmi les autres, que je n'ai pas reconnu, mais dont je sentais la présence, un enfant debout parmi les autres, silencieux et qui avançait les yeux ouverts, contemplait les vitrines, comptait lentement les meurtres à accomplir.