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Critique de ElGatoMalo


Un magazine d'une grande richesse iconographique qui permet de survoler l'évolution d'au moins une facette du problème de l'architecture moderne en présentant quelques unes de ses icônes incontournables : ne pas parler des grands projets d'aménagement civils et des grands travaux liés aux structures ferroviaires me semble éviter une dimension non négligeable de l'histoire. Malgré tout, il n'en demeure pas moins une sorte de dictionnaire minimal où l'on peut trouver facilement des références en matière d'histoire de l'architecture et du design contemporain.

A mon goût, si tout cela permet d'entrer plus facilement dans l'hommage qui est rendu en ce moment à Le Corbusier à l'occasion du cinquantième anniversaire de sa mort (pas du trentième comme cela est noté dans le premier article), il manque toutefois un contre-poids : une description de l'état des lieux qui donne une idée claire et nette de ce qu'était le monde avant ce type d'architecture. Je crois qu'il faut avoir vécu dans un bâtiment conçu et construit au XIXeme siècle pour bien ressentir la différence. J'ai passé une partie de mon adolescence dans une cave en demi-sous-sol éclairées par une misérable meurtrière verticale qui laissait tout juste passer quelques pauvres rayons d'un soleil méridional qui avaient déjà beaucoup de mal à percer au travers de la cour intérieure autour de laquelle étaient serrées des salles de classe pour accueillir les secondes au Lycée Thiers, célèbre établissement scolaire du centre ville Marseillais (tout le monde à lu Pagnol, lui aussi en parle). Ces lieux étroits s'ouvraient derrière des murs d'un mètre cinquante d'épaisseur ce qui réduisait d'autant, jusqu'à l'étouffement, l'espace dans lequel vivaient les élèves toute la journée exception faite des cours de sciences et d'arts - salles qui n'étaient pas beaucoup plus vastes mais peut-être légèrement mieux éclairées, pour la partie artistique, avec deux fenêtres, tout en hauteur aussi, au lieu d'une. Je ne dis rien des ruelles sombres, bordées d'hôtels borgnes par lesquelles il fallait passer pour atteindre ces "petites classes" ni du portail blindé en métal qui donnait l'impression que l'on entrait dans une prison de haute-sécurité. Entrée beaucoup moins accueillante que celle des grandes écoles (HEC, Matsup, les cagnes, autre versant du lycée) qui jouxtait l'école des beaux-arts et donnait sur une enfilade impressionnante de bouquinistes qui bordaient le cours Julien, en descendant, jusqu'à la Canebière. Que dire sur le réfectoire en second sous-sol ? On avait l'impression en sortant de notre cave humide, étroite et mal éclairée, pour descendre dans une autre encore plus basse, de passer du statut de cafards ou de rats à celui de taupes. En comparaison, le lycée Saint-Exupéry - alias Lycée Nord - construit dans la seconde moitié du XXeme siècle avec une application non systématique mais efficace des cinq points de l'architecture de style international prônés par Le Corbusier que l'on pourrait résumer à l'utilisation de la dalle de béton posée sur pilotis qui libère les murs de leur fonction de portance des étages supérieurs et permet de donner de la transparence, de la légèreté et de la lumière au bâti tout en maximisant les espaces habitables qui ne sont plus dévorés par l'épaisseur des murs, c'est le jour opposé à la nuit ; le paradis opposé à l'enfer, ou du moins le purgatoire. de plus, cette cathédrale de béton était - est toujours, il me semble - construite à flan de coteau et orientée vers le golfe de l'Estaque. Ainsi, en se mettant sur le bout des pieds, au travers des fenêtres en bandeau qui couraient tout le long du bâtiment, on pouvait entrevoir non seulement la mer mais aussi le décor qui avait inspiré le cubisme à Picasso au début du siècle. Et le cadre de vie ? On était loin du théâtre du Gymnase, certes, mais on avait à disposition pendant les récréations des jardins gigantesques descendant en étages, à la manière des parcs baroques italiens, vers les plateaux de sport, avec grotte, plan d'eau et cascades qui donnaient l'impression d'être des aristocrates de la seconde renaissance.

Pour revenir au dossier, j'apprécie la distance, et surtout la discrétion, avec lesquelles a été traité le scandale des penchants bruns de le Corbusier. Où se trouve la pertinence de faire aujourd'hui un procès à ce type d'architecture en ressortant des amitiés mal orientées de la part d'un de ses promoteurs ? Pour se rendre compte du peu d'intérêt de cette démarche, je ne propose pas de remettre le personnage dans son époque (la montée des fascismes est générale en Europe entre 1920 et 1940, comment pouvait-on seulement éviter de fréquenter quelqu'un qui en faisait partie à ce moment-là ?) mais de comparer l'oeuvre à celle des principaux architectes de ces régimes. Alors oui, il faut bien reconnaître qu'il y a une certaine ressemblance avec l'architecture italienne de l'époque. Encore faut-il replacer les choses dans leur développement chronologique et déterminer qui a copié quoi. L'architecture moderniste n'est pas inspirée par un choix politique. Ce n'est pas un projet de société mais plutôt une adaptation au développement technologique et industriel de la société. Est-ce qu'il faut se dire que tout ce qui s'est construit dans les villes modernes du siècle dernier est inspiré par une esthétique fasciste ? Faut-il tout détruire, tout casser parce qu'un ou deux journaleux en mal de publicité ont ressorti quelques faits mal odorants ? Et quels faits : on l'accuse d'avoir été d'extrême droite au début des années 20 et une taupe bolchévique à la fin - on croit rêver ! Si on doit vraiment faire une analyse plastique des oeuvres, on s'aperçoit clairement que les architectes qui transigent et font des aménagements avec une esthétique passéiste, sont du coté des chemises brunes. On sent chez eux encore une certaine tendance à "habiller" l'architecture. A mon avis, rien ne justifie la superposition des idées. "Ville Nouvelle" et "Esprit Nouveau" n'ont rien à voir avec "ordre nouveau" qui n'a de nouveau que le nom. Par ailleurs, si on porte le regard sur l'architecture nazis, si on s'intéresse un instant aux idées d'Albert Speer - architecte officiel du régime - qui prévoyait au travers de ses projets à l'échelle nationale des ruines pour mille ans, on est bien loin des propos que l'on trouve dans la revue l'Esprit Nouveau où c'est clairement l'habitat individuel - la maison - qui est visé pour un accomplissement personnel et pas du tout la gloire de l'état dans des constructions colossales. Si on va plus loin encore, les goûts esthétiques d'un Adolf Hitler étaient diamétralement à l'opposé de tout ce qui animait Le Corbusier. Que l'on songe un peu : le premier voyait dans Paris la plus belle des villes du monde et le second un espace tout juste bon à être rasé pour construire des cités sur pilotis pour faciliter la circulation des citoyens et de leurs véhicules. Hitler avait beaucoup d'admiration pour l'opéra Garnier qui est à l'opposé de tout ce que peut être le modernisme et le fonctionnalisme en architecture, autrement dit une architecture du décor, un habillage et une tromperie architecturale. Enfin, n'oublions pas que le Bauhaus qui a développé des idées proches de celles de le Corbusier pour la construction d'une maison où la place serait faite principalement à la lumière, à l'air, à l'ouverture, cet institut est fermé par les nazis en 1933. Joseph Goebbels déclarait en 1935 : « J'ai trouvé dans le Bauhaus l'expression la plus parfaite d'un art dégénéré ».

Il n'en demeure pas moins qu'habiter la modernité pose un problème et on peut se demander comment les idées qui sous-tendent si généreusement l'architecture moderniste ont pu être pénalisées, abâtardies, détournées et tordues au point de rendre aussi invivables les grands ensembles construits pour reloger les sinistrés de la seconde guerre mondiale - puis la vague de rapatriés d'Algérie dans les années 1960 et celle des émigrés à la fin des années 60 début des années 70. Raison pour laquelle je vais maintenant me plonger dans les actes du colloque éponyme : "Habiter la modernité" (et peut-être creuser encore un peu les écrits de le Corbusier en continuant la lecture de Vers une Architecture).
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