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Critique de Charybde2


Le formidable roman choral, très intime et très politique, d'une rénovation urbaine contemporaine, et de ce que peut encore, peut-être, le volontarisme intelligent et pragmatique du vivre-ensemble.

Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2021/07/13/note-de-lecture-boulevard-de-yougoslavie-arno-bertina-mathieu-larnaudie-oliver-rohe/

Années 2010 : le Blosne, quartier périphérique de Rennes, la capitale administrative bretonne, issu des années 1960, doit (enfin) être rénové en profondeur, après plusieurs décennies de mesurettes d'accompagnement, tolérables car le design initial et la qualité de la construction d'époque s'étaient révélés solides, à la différence de beaucoup de réalisations urbaines de ces années dites « glorieuses ».

Aux commandes du processus de rénovation en préparation, la mairie de Rennes bien entendu, et le jeune cabinet d'urbanisme et d'architecture local de Youcef Bouras et de son associée : c'est sur eux que s'abat au premier chef la révolte apparente des habitants du quartier lors de la présentation de l'audit qui vient d'être réalisé. En un rétablissement lumineux, l'adjointe chargée du logement propose alors un processus inédit de démocratie participative, en demandant aux administrés de prendre en charge eux-mêmes la conception de la rénovation, avec le soutien technique de l'université de Rennes, soutien payé naturellement par la Mairie.

Pour la lectrice et le lecteur, aux côtés de Youcef Bouras lui-même, spectateur sceptique de ce processus né d'un désaveu qu'il digère particulièrement mal, qui sera pourtant notre principal guide au coeur de ces mois fébriles de réorientation inhabituelle d'un programme « descendant », on trouvera Saïd Layachi, lycéen passionné de cinéma qui arpente volontiers en bicross les moindres recoins qu quartier, Nicole Pierre, dame âgée et membre du club informel des « tricoteuses », aussi discret que souterrainement influent, Nadine Gaulthier, travailleuse sociale, Luis Horacio Rios, psychologue praticien, Leslie Ferrand, jeune universitaire détachée sur le « nouveau » projet, et enfin Ayham Azzam, réfugié syrien fraîchement débarqué sur les bords de la Vilaine et de l'Ille, pour organiser sous nos yeux une fascinante appréhension à facettes de la ville comme quotidien et comme politique.

À partir d'un véritable projet de rénovation urbaine, de l'un de ces exemples d'une politique de la ville trop souvent aléatoire, projet qui n'a rien de fictionnel, en mettant à profit une résidence littéraire au long cours (à l'opposé de la pratique répandue des séjours de un, deux ou trois mois qui prévalent en la matière) et en organisant entre eux trois une sorte de course de relais efficace, Arno Bertina, Mathieu Larnaudie et Oliver Rohe nous offrent, avec ce « Boulevard de Yougoslavie » (du nom de l'une des principales artères quadrillant le quartier du Blosne) publié chez Inculte Dernière Marge en mars 2021, un roman passionnant, une mise en fiction entraînante qui pousse vraiment à la réflexion de fond, à propos de l'urbanisme contemporain dans ce qu'il a de plus vivement politique, et, naturellement, à propos de bien d'autres choses qui en procèdent directement ou indirectement. Mêlant, croisant et fusionnant avec une extraordinaire habileté des thèmes souterrains plus spécifiquement travaillés auparavant par chacun des trois auteurs, déracinement (Oliver Rohe : « Défaut d'origine » en 2003 ou « Terrain vague » en 2005), heurs et malheurs de l'improvisation autogestionnaire (Arno Bertina : « Des châteaux qui brûlent » en 2017) ou détours performatifs de la parole politique (Mathieu Larnaudie : « Acharnement » en 2012 ou « Les jeunes gens » en 2018), notamment, « Boulevard de Yougoslavie » nous force avec une surprenante bienveillance, mais sans jamais relâcher sa pression littéraire et politique, à regarder dans les yeux les conséquences intimes de nos prises de décision passées et présentes, de nos actions et de nos inactions, dès lors qu'il s'agit bien de vies communes et de société opérante, capable de se projeter vers un avenir autre que celui de l'effondrement à déchirures terminales promis par l'aveuglement capitaliste persistant. Et c'est ainsi sans doute, avec une aussi belle médiation par la littérature, que, en paraphrasant la phrase précieuse d'Yves Lacoste, la géographie – dans ses acceptions les plus larges – peut bien servir d'abord à autre chose qu'à faire la guerre.
Lien : https://charybde2.wordpress...
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