LES DISPARUS
Ils laissent derrière eux un doute sans limite.
Car, sombres dans l’azur d’un soir insidieux,
L’évanouissement de ces hommes imite
La disparition des marins et des dieux !
Beaucoup reparaîtront dans la maison ravie ;
Mais d’autres, pour lesquels on diffère les pleurs,
Déjà morts, sentiront se prolonger leur vie
Du temps qu’il faudra mettre à mourir dans les cœurs.
Peut-être on souffre moins quand la mort dont on souffre
A fermé devant nous sa porte de rocher ;
Mais ce mot « disparu » reste ouvert comme un gouffre
Au fond duquel les yeux s’obstinent à chercher.
Comment croire à des fins que nul signe ne marque ?
Comment persuader la maison dont le seuil
A du berceau, jadis, pu voir entrer la barque.
Et n’a pas vu sortir le vaisseau du cercueil ?
La douleur qui n’a pas sa date nécessaire
S’assied comme un aveugle au sein d’un carrefour ;
Et ceux-là dont la mort est sans anniversaire
Ne cesseront jamais de mourir chaque jour.
L’espace est devenu leur vague sépulture.
Où vont-ils ? où sont-ils ? On ne sait rien, sinon
Qu’ils ont réalisé la gloire la plus pure,
Puisqu’ils ne seront plus qu’une âme dans un nom !
Ceux qu’on n’a pas vus morts ont continué d’être.
Il est un endroit pâle où tous les Disparus
Attendent, pour pouvoir tout à fait disparaître.
L’instant où de leur mort on ne doutera plus.
Les morts ne sont pas morts qu’on croit vivants encore ;
Et dans une clairière où viennent s’entrouvrir
Tous les sentiers hagards qui mènent à l’aurore.
Ces morts mystérieux attendent de mourir.
Je ne veux que voir la Victoire.
Ne me demandez pas: "Après?"
Après, je veux bien la nuit noire
Et le sommeil sous les cyprès.
Je n'ai plus de joie à poursuivre
Et je n'ai plus rien à souffrir.
Vaincu, je ne pourrais pas vivre,
Et, vainqueur, on pourra mourir...
[Complet] XIII
Le bleu d'horizon
Adieu, garance! il faut se faire une raison,
Et qu'à moins s'exposer le héros se résigne.
Mais de vous habiller l'horizon seul est digne,
Vous qui de l'Avenir êtes la garnison!
Défendre l'Avenir en habit d'horizon,
O le bel uniforme et la belle consigne
C'est un signe, ce bleu; vous vaincrez, par ce signe,
Leur gris de casemate et leur brun de prison!
Je crois, puisqu'ils n'ont pris que des couleurs de terre,
Qu'il est bon, qu'il est juste et qu'il est salutaire
Qu'on s'habitue à nous confondre avec l'azur;
Et pour le monde il sied, puisque Berlin et Vienne
Ne peuvent pesamment mettre en marche qu'un mur,
Que notre armée à nous soit l'horizon qui vienne!
Le rire dit: "Je m'habitue
A me faire pour vous tuer."
Et l’œil triste ajoute: "Je tue
Sans pouvoir m'y habituer."
Soldat que pour soldat le Lumière a choisi,
Charge! Ta baïonnette, elle n'est, quand tu charges,
Qu'un rayon un peu dur au bout de ton fusil!
Je veux dire plus rien d'harmonieux, plus rien
De noble, de léger, de pur, d'aérien,
Plus rien de ce qui fait qu'un cœur latin peut vivre!
Pas un refuge au monde alors!... pas même un livre!
Car leur pied sur la rose abîmerait Ronsard,
Et si nous ouvrions un Chénier, par hasard,
Nous en ferions tomber des abeilles brûlées!
" Oh! crie-t-il, je n'ai pas sur moi de sang humain!
Je suis blanc! mes habits sont blancs! Mon âme est blanche
- Oui, Sire; et vos cheveux le deviendront demain.
L'orgue de Barbarie a beau vouloir le moudre,
Le chant mystérieux contient toujours la foudre!