Autrefois à des époques fortes on procréait l'œuvre d'art pour plaire à l'être essentiel, au guerrier défenseur, qui rentrant las des combats voulait trouver au foyer une impression heureuse ;
— aujourd'hui l'art est infiniment répandu, il s'étale partout et tend à dominer. L'artiste, du comédien au peintre, est couvert d'honneur et d'argent, aucun homme ayant un peu de talent ne consentirait à travailler comme les Égyptiens ou comme les ouvriers des cathédrales. — On voit par exemple Mme Sarah Bernhardt, dont l'art est admirable, aimer mieux jouer du Sardou que du Shakespeare, du Racine ou du Hugo, parce que le fabricant habile et médiocre qu'est M. Sardou lui fait, sans souci d'ensemble ou d'harmonie, un rôle dans lequel, constamment en scène, elle croit mieux faire voir ses dons de comédienne ; — on voit aussi M. Antoine, qui intéressa autrefois le public avec des œuvres d'Ibsen, de Curel ou Maeterlinck, aujourd'hui pour avoir réclame et argent en être réduit à faire jouer à son excellente troupe du Richepin ou pire encore.
Mais le véritable artiste qui a des dons et qui peut répandre de tels accents, n'a pas le droit de se développer dans son art comme le menuisier ou le ferblantier; il peut s'exercer, mais il doit savoir et ne pas oublier qu'il n'a pas un métier, mais un art.
Vinci était ingénieur; il peignait, écrivait ou jouait de son luth, lorsque quelque chose l'y poussait, « lorsqu'il avait besoin de dire quelque chose à quelqu'un ».
Boileau, qui pourtant ne fut guère plus que le Sarcey de son temps, a cependant entièrement raison de dire qu'on naît artiste, mais qu'on ne le devient pas; nous avons vu des artistes-nés devenir médiocres sous l'éloge, mais jamais un homme dénué de sens poétique n'arrivera à nous faire vibrer d'émotion.
Notre époque nerveuse, rapide et inquiète a perdu la foi religieuse, et l'avènement de la douce et vraie fraternité pas plus que celui de la liberté ne semble voisin, chacun a le désir de dominer son frère — ce sont des instincts sauvages difficiles à détruire — et l'artiste encensé qui a pris tous les besoins de son entourage, ne produit plus pour fa joie, sa satisfaction personnelle, ni pour dire son émoi à son frère qui verra son œuvre demain et l'aimera si elle est sincère; ni pour transmettre sa pensée aux âges futurs
— mais il est devenu pratique, il prend un métier, il veut réussir, avoir gloire, honneur et argent; — et avec un peu de don et de l'adresse il peut arriver à tout.
L'Art est né avec l'humanité, avec le besoin de se faire beau, de plaire et d'exprimer ; depuis les premiers efforts des hommes qui l'ont vite conduit à sa splendeur dans une humanité consciente, il n'a pas progressé et il ne peut progresser.
En voulant vous parler de l'artiste et de la société, je n'apporte pas la prétention d'étudier en une heure de causerie ce que fut la situation de l'artiste aux différents âges de l'humanité, mais j'ai seulement le désir, à une époque où l'on semble très préoccupé de sociologie, d'exprimer devant vous quelques réflexions, des rapports de citoyens entre eux et d'art social.