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Critique de Alzie


Le grand saut de lecture qui propulse 35 0000 ans en arrière au contact d'images peintes ou gravées du Paléolithique. Mieux, au contact et même dans la tête, je veux dire dans l'imaginaire, de ceux qui les ont produites. C'est sur la conception du monde telle qu'auraient pu la penser les Gravettiens et les Magdaléniens que Jean Rouaud invite à s'arrêter en regardant leurs plus remarquables réalisations ; parallèlement il réfléchit à ce qu'il est advenu de la pensée humaine depuis cette époque reculée. L'analyse des perspectives au vu de ce qu'il retient de l'évolution humaine est bien sombre. En archéologie, en histoire de l'art, comme dans toute autre discipline une découverte chasse l'autre bousculant souvent au passage les acquis. le site de Lascaux était considéré comme le must de l'art pariétal… il y a maintenant Chauvet en Ardèche, que l'écrivain a sans doute pu contempler, tout aussi abouti quoique antérieur de 18 000 ans au site de Dordogne ! Comme la foule des autres dont il fait état ici, plus confidentiels, tels Cussac, le Pech Merle, Rouffignac, Niaux etc., qui ont pu l'inspirer. Sans compter les multiples objets trouvés grâce à des fouilles au gré d'une géographie aléatoire et parmi eux, un galet gravé découvert en 2000 à Etiolles sert de fil conducteur au texte. Sa surface est incisée d'une étonnante figure de cheval faisant face à une créature hybride monstrueuse, datée de la fin du Paléolithique. Ce cheval affirme tout au long des pages la puissance du « message » que sa représentation véhicule depuis le début de la très longue période à laquelle l'auteur s' intéresse ici ; il témoigne d'une relation homme/animal stable unique selon l'écrivain et remise en cause au néolithique ; galet relié à l'ensemble énigmatique plus vaste des parois ornées qui le fascinent depuis l'enfance ayant approché, très tôt, de près les cavernes bien malgré lui (voir son introduction…).

En scrutant aujourd'hui cette pierre ou les grottes qui ont recueilli cet « art », en examinant l'apparition, la répétition, la cohabitation, la combinaison, la permanence de leurs motifs, en interrogeant les mains qui inventaient le dessin et la gravure sur des objets rituels ou du quotidien, Rouaud a t- il voulu comme il l'affirme retrouver la poétique inspiration d'une intention originelle ou ébranler la « chambre forte » de nos certitudes par une réflexion plus vaste et dérangeante ? Les deux sans doute. Partant du fait que le dessin est chose pensé, il réinvente ici le récit sous tendu par une pensée humaine coexistant avec l'animal en un âge glacé où le repli sous terre était hautement signifiant. Les ours ne montraient-ils pas déjà aux hommes qu'après une longue hibernation dans les grottes ils sortaient frais et dispos au printemps et comme régénérés ?

L'iconographie animalière parant les abris sous roches et les grottes mais aussi la pierre d'Etiolles, les os et les bâtons gravés observés, racontent avant tout quelque chose de ces hommes et de leur place au monde ; la manière dont ils le voyaient et le pensaient avec et par les animaux, bien au-delà de la simple évocation naturaliste. l'image du cheval figure de l'art pariétal associée au soleil, aussi doué que lui pour la course, est discrète face à celle des grands prédateurs à Chauvet (mammouths, mégacéros, rhinocéros ou félins), mais s'expose en majesté à Lascaux (sur 600 représentations, 350 chevaux) avec les vaches ou les cervidés. le cheval, dit Rouaud, annonce la prise de possession et la main mise de l'homme sur l'espace, « le coup d'état sur l'animal » du néolithique. Mais le cheval n'est pas le seul à parler : les saumons de Lortet, l'oiseau, le renne et le poisson sur l'os de Chaffaud, le brochet du Pech Merle, les oies de Cussac ou encore la truite de Niaux, sont tout aussi bavards pour peu qu'on consente à lire le langage des animaux ajoute l'auteur. Ils disent un certain ordre des choses. Air porteur, terre matricielle ou eau miroir dans le mouvement infini d'un monde considéré comme un Tout.

L'interprétation nourrie De Rouaud, stimulante, progressivement dévoilée, trouve là ses meilleurs accents, les plus délicats et les plus étonnamment convaincants, hors du brouillage des désastres de l'histoire contemporaine et du présent. le monde paléolithique suggéré, presque raconté par lui, mythique, recomposé a partir des images où il lit le cycle incessant des astres, des saisons, la crainte des ténèbres et du chaos, l'intercession de la flamme, la renaissance du jour après la nuit, fait terriblement sens ; comme lieu d'une fusion avec les forces premières qu'il s'agit d'amadouer (quelques volcans du Massif Central sont encore en activité à l'époque de Chauvet...) pour que se perpétuent les conditions nécessaires à la vie et son recommencement. Homme* et animal, alors comparses, ensemble sur le même territoire, s'affrontent, se mesurent et participent aux mêmes grandes migrations qui scandent des temps transcendantaux avant l'arrivée des dieux. Hommes du paléolithique qui peignent et gravent un « Récit savant, élaboré, structuré » dont l'essence est la compréhension du réel. C'est là que Rouaud est le meilleur.

Mais il cherche visiblement plus, via le cerveau poétique de nos ancêtres. Il prétend retrouver la matrice ayant servi au grand puzzle de l'univers. Dans ce creuset nourricier, dit-il, ont puisé la plupart de tous les grands systèmes de représentations, religieux notamment, qui ont succédé aux âges « préhistoriques ». Citant dans ce continuum Hérodote et les Egyptiens, Aristote et Alexandre, le boeuf de la Crèche, le Veau d'or ou Mithra, Descartes, Kant et Darwin, la peinture de la Renaissance ou l'architecture des cathédrales, etc. Sa réflexion très personnelle sur l'évolution de la pensée humaine et de l'humanité donne une dimension supplémentaire au propos, (assez funèbre), fait méditer lorsqu'il mêle sa voix à celle de Chalamov. Documentaire et poétique, le contenu du livre est foisonnant suggérant, quand il se double de développements à portée nettement philosophique dans son dernier tiers, quelques discussions intéressantes. Les préliminaires avertissent de toutes façons le lecteur de la tonalité générale, puisque les aveugles matérialistes que nous sommes devenus, arpentant leur propre planète sans la voir, à la différence de leurs ancêtres, sont rapidement et vertement interpellés. La vaste rétrospective de la marche inéluctable de l'esprit vers le progrès est analysée comme un leurre tragique. Après le silex et les grottes ornées, la rupture entre l'homme et l'animal actée au néolithique est consacrée pour l'écrivain par l'arrivée des dieux et le choix d'une voie "sacrificielle" où la domination humaine, de coups de haches en coups de canons, et de massacres en abattoirs, mène aux dévoiements de la pensée et au naufrage de l'humanisme au XXe siècle. Chauvet et Lascaux, la pierre d'Etiolles, le bâton de Lortet, témoignent toujours aujourd'hui de ce que la part animale de l'homme a de meilleur et de plus inspirant. Merci à Jean Rouaud de le rappeler.

*Le mot « homme » renvoie à la forme neutre.


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