Quand on se trouve la tête sur le même oreiller, les yeux au fond des yeux sans parvenir à sortir un mot, coupé de toutes les histoires d'avant, au-delà de tout sentiment, alors juste là, ils n'auront que ce vieux cliché pour dire platement quelque chose qui leur donnera la chair de poule, envie de rire ou de crier sur les toits : "Voici l'amour de ma vie."
Il se laisse glisser de l'autre côté, parmi les merveilleux nuages, là où l'on devient autruche ou phénix, dissident solitaire, il va sans dire, novice face à la mort, dépassé, voire révolté par son mystère. Mais bienheureux de s'y abandonner.
Les mots ne sont rien quand les corps tout entiers se mettent à parler.
Mais puisqu'il vit à Manhattan après l'effondrement des tours, il s'est donné quelques règles de conduite: lire une livre par semaine, avoir le souci de son corps, accepter de n'être ni le meilleur ni seul de son espèce, ne pas craindre de mourir, cultiver la solitude. Et le plus difficile; penser pas soi-même.
(p.69)
Le printemps, c'est si beau, ça vous console de tout.
D'où viennent les enfants, où s'en vont les mourants ? Toute une vie entre ces deux questions sans réponse. Accepter ce double mystère sur lequel on est sans prise. Accepter aussi le ciel vide : ni la religion ni la science ne sauraient le remplir, mais un courage intermittent, peut-être.
Obéir est plus facile que d'essayer de vivre, qu'on se le dise.
(p.131)
Sa vie coulait de source, elle ne la menait pas, ne la subissait pas, la laissait serpenter comme un ruisseau à la fonte des neiges qui ne se décide pas, fait mille détours avant de prendre la direction de la mer.
Elle grimperait sur lui, secouerait ses cheveux qu'elle lui a dit être tout blancs. Ils perdraient le sens du haut et du bas. Ils basculeraient ensemble, l'un dirait oui, l'autre non, puis le contraire, juste pour suspendre le temps, s'enfoncer dans un conte de fées, une forêt profonde, une lune rousse, des bêtes fauves qui rugissent. Elle ferait le tigre, lui l'éléphant qui barrit quand on tire sur sa trompe, elle se laisserait glisser d'une liane avec un bruit de macaque tandis qu'il viendrait boire au fleuve en guettant l'antilope.
- Tu n'as pas changé.
- Toi, non plus, tu n'as pas changé.
Ils commencent par ce dialogue convenu que tant d'autres ont déroulé au moment de se revoir après une longue absence.
Rien à voir avec la vérité ou même la vraisemblance, juste un gage de bonne volonté : reprendre l'histoire là où on l'avait abandonnée.