1873. Saint-Imier. Canton de Berne, suisse
Parce qu'elles en avaient assez d'être les petites mains de l'industrie horlogère. de trimer onze heures par jour pour un salaire de misère. Parce qu'elles avaient appris qu'un nouveau mouvement libertaire se mettait en marche et qu'un autre monde était à construire, elles ont décidé de prendre en main leur destin. Et tant qu'à faire de partir loin, vers l'eldorado vanté dans les journaux : la Patagonie. S'inventer une existence neuve et prendre pour devise : ni Dieu ni maître ni mari.
Et comme elles ont décidé seules, et sans le consentement d'époux ou de pères, elles se sont fait traiter de petites anarchistes, par ceux-là mêmes qui parlaient beaucoup de liberté ou de progrès mais ne mettaient jamais rien en pratique.
Dix à partir avec pour tout bagage leur intime conviction qu'il est possible de construire une communauté égalitaire, elles emportent aussi avec elles leurs jeunes enfants et pour trésor de guerre dix oignons, symboles et souvenirs de leur savoir-faire en horlogerie.
J'ai adoré ce court roman où le courage, la force et la volonté de chaque héroïne sont mis en lumière, où les valeurs de ce jeune mouvement sont détaillées sans omettre les difficultés de sa mise en route, les discussions entre les membres de la communauté, les idées sur la propagande, sur l'autoritarisme, sur la violence, sur la place des femmes...
Un roman court très bien écrit, aux personnages attachants, basé sur des faits historiques, sans oublier celui de l'émigration suisse. Une histoire racontée par Valentine, la « rapporteuse » de ces incroyables destinées : « On était dix et à la fin on n'est plus qu'une.»
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Petit roman pris au hasard sur la seule base de la 4ème de couv et surtout d'un retour sur l'histoire de l'horlogerie. Nous sommes dans le Jura en Suisse, fin du 19ème, dans le Vallon et plus précisément à saint Imier.
La vie n'est pas simple tant par son climat que les aléas de l'industrie horlogère qui bien qu'en plein développement, subit les récessions économiques.
La conditions des femmes n'est pas simple : pas de reconnaissance de leur droit à participer à la vie de la cité, travaux pénibles et/ou répétitifs, beaucoup sont veuves ou filles mères. Les enfants ont appris par leur mère à crier au curé : "au Jura il n'y a ni dieu, ni maître, ni mari"
Dix jeunes femmes, que la vie à déjà fortement marqué, décident de partir tenter leur chance au loin, pour certaines avec des enfants en bas-âge. Première destination pour deux d'entre elles, le Chili. Mais elles mourront vite car le pays est hostile. Qu'à cela ne tiennent. Les 8 autres jeunes femmes vont d'abord gagner et passer plusieurs années à Punta Arenas. Puis il y aura d'autres destinations, toujours pour trouver une terre où vivre dans une société nouvelle semble possible.
Roman assez noir, ces femmes sont très attachantes, courageuses, jusqu'au boutistes, même si la mort sera au bout du chemin pour certaines. Elles resteront soudées par un amour farouche de la liberté et l'espérance qu'un autre modèle d'organisation de la société, plus égalitaire, est possible.
Le style est dense, rythmé (134p) pour nous narrer cette épopée.
Je recommande.
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Où Valentine, en tant que rapporteuse, raconte les événements de 1851 dans un village horloger, quand le médecin israélite a été chassé par le gouvernement, mais défendu par les villageois.
On a été réveillées tôt par le bruit des pelles qui déblayaient la neige devant les portes, dégageaient les chemins jusqu’à la route où le triangle passerait. Toute la nuit il avait neigé sur le Vallon et ses villages. Les pères et les grands frères travaillaient dur et nous, les fillettes derrière les vitres de nos maisons, on voyait le panache de buée qui sortait de leur bouche. Une couche épaisse arrondissait le paysage, sans oublier les haies de buis du jardin potager, les murs de pierres sèches, les branches des sapins qui prenaient une jolie courbure. On allait s’habiller du dimanche pour accompagner nos parents au culte. Dès que la route serait dégagée, le père Grimm irait à pied, avec ses deux filles (c’est-à-dire Blandine, huit ans, et moi, Valentine, deux ans de moins).
Deux chevaux tiraient un triangle fait de deux larges planches en V, lestées de parpaings. Les bêtes peinaient dès que la route grimpait, la vapeur qui s’échappait de leurs naseaux semblait annoncer un épuisement définitif. Elles avaient suivi d’abord la Grand-Rue puis, par paliers, en montant, avaient déneigé les chemins qui longent les flancs de la montagne du Droit, étaient passées plus haut devant les fermes des parents de Colette et de Juliette.
Il était huit heures quand enfin la rue qui traverse la rivière Suze et mène devant chez les Grimm avait été raclée. On savait que le triangle irait ensuite libérer une à une les maisons isolées de l’Envers. Chaque village avait son équipement d’hiver tiré par un ou deux chevaux, selon l’importance de ses pentes. Dans les villages du Bas-Vallon, étalés sur un fond plat, un animal de trait suffisait. À Courtelary, un bœuf seul s’attelait au triangle.
À neuf heures et demie, les cloches des églises du Vallon, emmenées par celles de la collégiale de Saint-Imier, ont appelé au culte pendant tout un quart d’heure.
Grâce au son étouffé, on mesurait à l’oreille l’épaisseur de la couche de neige. Les derniers flocons atterrissaient en douceur. Les nuages glissaient vers la France, on espérait un ciel bleu avec un froid piquant pour la sortie du culte. En cette saison, le soleil ne brillait jamais sur l’Envers, se contentait d’illuminer la montagne du Droit d’un bel éclat qui donnait à la couverture neigeuse une teinte bleutée.
Au Vallon, même les vieux ont de la peine à prévoir le temps parce que personne ne voit jamais le ciel en grandes dimensions. Il est pris entre deux chaînes de montagnes couvertes de sapins. Les nuages se préparent cachés. Tout d’un coup ils sont là. Quand ils disparaissent derrière la crête, impossible de savoir où ils filent.
(Lors du cantique final, Blandine qui aimait se moquer de moi parce que j’étais plus petite qu’elle m’avait posé une devinette : Où s’en va le blanc de la neige quand elle fond ? Entre sœurs, on n’est pas tendres. Enfermée dans ma bouderie, je n’avais pas trouvé de réponse.)
On était le dimanche 12 janvier 1851, à Saint-Imier en Suisse, dans la partie francophone et jurassienne de l’État de Berne, juste avant onze heures, à la sortie du culte.
La poudreuse ne convenait pas pour tasser des boules de neige. La bande étroite de ciel au-dessus du Vallon était passée au bleu. Dans l’attente du défilé de la fanfare, la population s’était rassemblée sur la place du Marché et le long de la Grand-Rue. Colette et Juliette, qui allaient vers leurs treize ans, se faufilaient entre les adultes. On était là, les fillettes qui un jour émigreraient à l’autre bout du monde. Perchées sur les épaules de leur père, certaines d’entre nous distinguaient le porte-drapeau qui retenait dans son baudrier la hampe de la bannière brodée au premier rang des musiciens. Ils avançaient au rythme des tambours. Au coup de sifflet du chef, ils ont saisi leur instrument, compté trois pas, entonné le premier des quatre morceaux du répertoire.
Avertissement au lecteur pour qu’il sache qui a écrit ces lignes et pourquoi, sans oublier de préciser le rôle d’un certain cahier vert qui remplit les trous de la mémoire.
On était dix et à la fin on n’est plus qu’une. On s’appelle Valentine Grimm, née le 30 novembre 1845. On est la cadette des sœurs Grimm. À soixante-quatre ans, on a l’âge de faire les comptes.
Jusqu’ici on avait surtout rédigé des chroniques de circonstance, des histoires romancées pour endormir les enfants ou la méfiance de nos ennemis, des lettres bien tournées à des amies. Et voilà qu’on va être la petite rapporteuse de nos compagnes.
On n’a envie ni de se moquer ni de jouer les saintes. Juste des portraits, nos amours, nos convictions sans trop juger ni surplomber. Avec l’idée que ça pourrait être comme notre testament politique. Bref, une affaire sérieuse. Comme vous allez voir, on a toutes eu des existences bien remplies. Quand on se manifestait par écrit, on signait d’un pseudonyme ou bien « quelques femmes insouciantes ».
On s’était promis une entraide qui dure jusque dans des actions que nos ennemis disaient violentes, alors qu’elles ne s’en prenaient qu’à l’injustice. Aujourd’hui, nous, Valentine, réfugiée en Uruguay, on a donc décidé de vous raconter, sans trop mentir, ce qu’il en coûte de réinventer le monde.
Sauf que maintenant les autres n’y sont plus, même Mathilde n’y est plus. Nous, Valentine, dernière des dix émigrantes, on doit s’y atteler seule, rapporter sans trop verser dans la propagande anarchiste. Par bonheur, on avait gardé le cahier vert où on avait inscrit des citations, collé des coupures de journaux ou recopié quelques lettres de l’amoureux de Mathilde, le beau Benjamin. On se servira de tout ce matériel en vous l’indiquant par des guillemets. Ils seront la preuve de la véracité de nos aventures. Pour le reste on s’en est remise à la mémoire, même si elle peut nous jouer des tours.
(De temps en temps j’introduirai des remarques qui ne concernent que moi. Elles seront entre parenthèses pour que vous puissiez les éviter.)
Et on a changé quelques noms pour faire comme dans un roman.
MONTEVIDEO, LE 2 JUIN 1910
La Commune avait mis l’imagination au pouvoir, provoqué des choses dont personne n’aurait eu l’idée avant qu’elles ne se passent. Les rapports entre les gens, les enfants, le travail, tout avait été différent pour un temps, s’imposant à tous et à toutes, même à celles qui n’avaient rien fait pour. Désormais on se disait Communardes sans avoir participé à la défense de Paris.
p. 10 Où s'en va le blanc de la neige quand elle fond?
p. 23 Colette Colomb et Juliette Grosjean sont les deux premières à être mortes de trop aimer partir.
p. 25 … Quand on sait ce que c'est, le vote! S'il changeait quelquechose, il aurait été interdit depuis longtemps. …
p. 116 … L'ennui avec une grande sœur : pas moyen de rattraper son âge et d'être un jour l'aînée à sa place. …
p. 128 "L'art est ce qui rend la vie plus intéressante que l'art". ...
p. 131 … Pas besoin de réussir pour garder l'espoir….
p. 132 … Ce qui compte, ce n'est pas de réaliser l'utopie de l'anarchie, c'est d'être anarchiste. …
p. 133 … Je me disais pourtant : tuer Falcon ce n'est pas réparer une injustice, c'est tuer un homme. …
And then
there were
none
Pour la centième fois, on en était à la même discussion entre ceux qui disaient que, dans l'anarchie, il faudrait juste pourvoir aux besoins élémentaires, manger et s'habiller et celles qui (comme moi par exemple) voulaient qu'on ne renonce à aucun confort, qu'on ait de la belle vaissellle, des machines à vapeur, des jupons brodés, des fours industriels, une cuisine raffinée. On n'allait pas se battre pour revenir à l'état de paysans en guenilles, on voulait tout, tout de suite. A quoi les utopistes à tendance paysanne disaient que beaucoup de ces choses là, on n'en aurait plus besoin, on se soignerait y avec des herbes, on danserait pied nus.
Payot - Marque Page - Daniel de Roulet - L'oiselier