Etrangement, je n'aime pas tellement
Antigone. Pas celle d'
Anouilh en tout cas, qu'on nous fait étudier et qu'on devrait faire étudier à notre tour.
Cette
Antigone là, je la trouve trop froide, trop arrogante. Condescendante et brutale.
Cette
Antigone là, elle est pétrie d'orgueil et de la grandeur de son engagement. Cette fierté là l'assèche comme un fleuve brûlé par trop de soleil et lui fait perdre tout ce qu'elle devrait posséder d'humanité.
Elle juge, elle condamne, et pire encore: elle donne des leçons.
Mon
Antigone à moi aime les gens et ne les condamne pas parce qu'ils ont de petits rêves. Elle est passionnée et va au bout de son engagement, mais ne s'en vante pas.
Alors non, je n'aime pas l'
Antigone de
Jean Anouilh mais j'aime le mythe et le personnage antique.
J'aime aussi tout ce qu'elle inspire la princesse thébaine et les romans en particuliers: L'"
Antigone" d'
Henry Bauchau, "Le quatrième mur" de Chalandon, intense et bouleversant. Terrible. Et aujourd'hui, je peux ajouter à cette liste "
Une Antigone à Kandahar" qui m'a fait ce que je suis censée apprendre à faire en cours de boxe thaï: "poing droit, poing gauche, crochet du droit, pied droit, pied gauche, genou droit, tapis"!
Force est de constater qu'il est plus facile pour un livre de terrasser un adversaire que pour une souris... Ce n'est même pas vexant: face à un livre d'une telle trempe, aussi puissant, personne n'est de taille.
"
Une Antigone à Kandahar" est de ces romans au souffle terrible, brûlant qui emporte et déchire tout sur son passage. Un roman aussi beau que nécessaire et qui fait un mal de chien.
Il y a d'ailleurs un surcroît de douleur à lire ce livre alors que l'actualité en Afghanistan est ce qu'elle est et que tout ce que nous pouvons faire est de nous apitoyer face aux images mille fois diffusées par les journaux télévisés. On peut bien avoir la gorge nouée et la rage et la révolte au coeur, nous ne sommes jamais que des pions anonymes sur l'échiquier géopolitique. A quoi bon, alors, vomir et crier ces images-là? Alors, après nos cinq minutes de bonne conscience, on zappe et on oublie. "C'est la vie, c'est la vie", comme le chanterait Dutronc.
Cette phrase pourtant, qui résonne encore et encore: "Je voudrais dire à tous les américains -et je commence par toi- qu'il faut que vous restiez ici jusqu'à ce que la paix règne dans nos provinces. Ne nous abandonnez pas trop tôt. Vous avez la responsabilité d'un d'un peuple entier entre vos mains".
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Une Antigone à Kandahar" donc.
Avant-poste de combat de Tarsandan, province de Kandahar.
Derrière l'enceinte du fort, les soldats américains.
Au loin, une silhouette progresse péniblement et se détache, brisée, sur le paysage de pierres et de rocailles, de destruction.
Nizam atteint enfin le fort. Elle a quitté son village et ses montagnes au matin pour venir jusque là. La jeune patchoune a tout perdu au cours d'une bataille meurtrière. Tout. Les siens. Ses jambes. Elle avance donc sur un chariot de fortune et les aspérités du chemin ont rouvert ses plaies. Ses moignons saignent à nouveau et la douleur la transperce sûrement.
Nizam vient, telle
Antigone, réclamer le corps de son frère, un chef tribal, mort dans la bataille. Elle veut lui offrir ses prières et une sépulture décente.
Sa venue provoque des remous au sein des soldats. Il y a ceux qui ont peur, ceux qui sont convaincus qu'elle cherche à les piéger et dissimule une bombe dans les replis de sa burka. Il y a ceux qui écoutent sa musique et qui sont émus par sa démarche. Ceux dont elle force l'admiration et ceux qu'elle agace. Ceux qui admire son courage et ceux qui brûlent de haine. Malgré toute sa résolution, interdiction pour elle de s'approcher. On ne lui rendra pas le corps de son frère, alors elle attend. Elle attend.
On entre dans le roman par la voix de Nizam, l'
Antigone de
Joydeep Roy-Bhattacharya. L'ouvrage ensuite devient choeur antique et l'auteur donne tour à tour la parole aux hommes du fort: l'interprète, le lieutenant, le médecin... enfermés dans ce fort perdu dans des montagnes hostiles et dans un quotidien qui n'a plus rien d'habituel. Dans ces monologues poignants et écrits avec beaucoup d'acuité, chacun livre son histoire, ses peurs, ses doutes, pas ses espoirs parce qu'ils n'en ont plu, son parcours, comme si la venue de Nizam les poussait à s'exprimer enfin jusqu'au dénouement, cru et magnifique.
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Une Antigone à Kandahar" est une lecture exigeante, autant du point de vue du fond que de la forme, elle est dure et parfois insoutenable. J'ai eu du mal à m'en extirper et ne pas me sentir envahie par son désespoir, sa noirceur, mais -étrangement- ça valait le coup.
Un roman difficile mais avant tout un roman sublime.