L' air résonnait de Pensées et de Choses à Dire. Mais dans des moments comme ceux-là, on ne dit que les Petites Choses. Les Grandes, tapies à l'intérieur, restent inexprimées.
Le bonheur en rêve, est-ce qu'il compte comme le vrai ?
(... ) ... de temps à autres quand elle écoutait ses airs favoris à la radio , Ammu se sentait toute remuée. comme s'ils distillaient en elle une douleur diffuse, comme si , métamorphosée en sorcière , elle quittait ce monde pour un monde meilleur.
Ces jours là elle se montrait agitée , parfois même rebelle. Comme si elle abandonnait momentanément son rôle de mère et de divorcée. jusqu'à sa démarche qui , de tranquille et de posée, se faisait soudain plus dansante.
Elle mettait des fleurs dans ses cheveux et ses yeux étaient plein d'étranges sortilèges. elle ne parlait à personne. Passait des heures au bord du fleuve avec pour seul compagnon son petit transistor en forme de mandarine. Fumait cigarette sur cigarette et prenait des bains de minuit.
qu'était-ce au juste qui donnait parfois à Ammu ce côté inquiétant ? totalement imprévisible ? Les forces antagonistes au dedans d'elle se livraient bataille. Comme un mélange aux composantes irreductibles .
l'infinie tendresse de la mère et l'audace du kamikaze. Voilà ce qui finit peu à peu par l'envahir jusqu'à l'amener à aimer la nuit l'homme qui aimait ( .... )
Tant de choses peuvent changer en l'espace d'une journée.
Toutes les familles connaissent ça : chacun appuie là où il sait faire mal, comme un docteur un peu sadique.
La chaleur matinale laisse présager une chaleur plus grande encore.
Au-delà du marais qui sent l'eau stagnante, ils passent devant des arbres vénérables recouverts de vigne vierge. Des maniocs gigantesques. Des poivriers sauvages. Des cascades violettes d'acuminus.
Devant un scarabée bleu foncé en équilibre sur un brin d'herbe qui ne plie pas sous le poids.
Devant des toiles d'araignées géantes qui ont résisté à la pluie et courent comme des rumeurs colportées d'un arbre à l'autre.
Une fleur de bananier dans son fourreau de bractées bordeaux s'accroche à un arbre rugueux aux feuilles arrachées. Joyau offert par un écolier dépenaillé. Bijou de la jungle veloutée.
Des libellules cramoisies s'accouplent dans l'air. Comme un bus à deux étages. Quel art ! Plein d'admiration, un policier regarde et s'interroge brièvement sur la dynamique de la copulation libellulienne. Qu'est-ce qui va dans quoi ? Puis son esprit revient à des Pensées Policières.
Devant de hautes fourmilières coagulées par la pluie. Écrasées comme des sentinelles dormant d'un sommeil de drogué aux portes du Paradis.
Devant des papillons flottant dans l'air comme de joyeux messages.
Des fougères géantes.
Un caméléon.
Une étonnante ketmie rose.
Un canal fourchu. Stagnant. Étouffé par les lentilles d'eau. Comme un serpent mort. Un tronc jeté en travers. Les policiers passent dessus à pas menus. Tout en faisant tournoyer leurs matraques en bambou luisant.
Fées poilues armées de baguettes qui distribuent la mort.
Puis le soleil se heurte aux troncs graciles des arbres inclinés qui brisent la lumière.
Chacko dit un jour à Rahel et Estha qu'Ammu n'avait pas de Statue l'Egale.
"Grâce aux bons soins de notre merveilleuse société de machos!" commenta l'intéressée (Ammu)
"Eh oui, répliqua Chacko, ce qui est à toi est à moi, et ce qui est à moi est...rien qu'à moi."
L'homme qui, debout dans l'ombre des hévéas, des pièces d'or dansant sur son corps nu, tenait sa fille dans ses bras, leva les yeux et croisa le regard d'Ammu. Des siècles entiers se téléscopèrent pour se ramasser en cet instant unique, évanescent. L'Histoire, surprise, perdit pied. Fut rejetée comme une vieille peau de serpent. Les marques, les cicatrices, les blessures qu'avaient laissées les guerres anciennes et l'époque où certains devaient marcher à reculons s'effacèrent brusquement. Pour faire place à une aura, un tremblement palpable aussi visible que l'eau dans une rivière ou le soleil dans le ciel. Aussi sensible que la chaleur d'une journée d'été ou la brève saccade du poisson qui tire sur la ligne. Tellement patent que personne ne remarqua rien.
Le danseur kathakali est le plus beau des hommes. Parce que son corps n'est rien d'autre que son âme. Son seul instrument. Depuis l'âge de trois ans, il a été façonné, polissé, ciselé, ouvragé, attelé tout entier à cette tâche qui consiste à raconter des histoires. Il a de la magie en lui, cet homme, sous son masque peint et ses jupes tourbillonnantes.
Un papillon glacé, particulièrement velu, se posa délicatement sur le cœur de Rahel. Là où s'accrochèrent ses pattes gelées, sur son cœur étourdi, elle eut la chair de poule. De six poules.