Pleine terre

Bientôt son corps fut tiède.Il se demanda ce qui persistait malgré tout de si froid à l'intérieur de lui, un bloc de glace placé dans une étuve qui refuserait de fondre. Il se sentait parfaitement seul et cette solitude le glaçait.Il regarda les peupliers rassemblés en petits groupes, il se dit qu'eux aussi avaient besoin de se mettre à plusieurs pour se sentir vivants.Il demeurait au milieu des choses et elles étaient innombrables-herbes, troncs, pierres, insectes, petits animaux rampant de toute espèce. Mais elles avaient perdu leur identité, elles étaient délivrées de leur fonction parce qu'il n'avait personne avec qui les nommer.

Alors il en parlerait , de ces fameuses règles, des normes de qualité, des précautions environnementales, du bien-être animal, des conditions sanitaires. Il dirait le gazage des cochons dans les fosses à CO2, les autorisations données à la ferme des mille vaches, l'horreur de l'élevage intensif avec son lot exponentiel de vaccins et d'antibiotiques, la multiplication des épidémies favorisées par l''absence d'aération et la standardisation des espèces, les expériences conduites sur les vaches à hublot, les poussins mâles entassés sur des tapis roulants puis broyés vivants dans un mixeur, les veaux volontairement anémiés pour obtenir une viande plus blanche. Et comment Nestlé, pour fabriquer sa purée Mousseline bio dans la Somme, allait chercher ses pommes de terre en Allemagne sans se soucier de l'empreinte carbone. C'était donc ça, les pratiques de l'agriculture moderne auxquelles on lui demandait de se conformer, les règles à respecter?

Je suis une des petites mains de ce système et plus les années passent avec leur lot de normes toujours plus complexes, toujours plus nombreuses, plus je sais que ma main oublie d'être avant tout une main tendue.
Il aurait suffi de si peu.
Il aurait suffi, le temps d'un partage que je n'ai pas su accorder, d'accepter la tasse de café offerte par un paysan. (p. 307)

Il faut que le système tourne et je porte la faute d'être un grain de sable dans les rouages de ce système. Mais nous sommes encore des milliers de grains de sable. Nous sommes encore assez nombreux pour enrayer le mécanisme.
Levons-nous. Restons debout.
Refusons de nous rendre complice d'un modèle qui entasse les bêtes vivantes comme des bêtes mortes, flanc contre flanc, échine contre échine, qui les écorne (...)
Refusons de planter dans nos champs des semences frelatées (...)
Notre planète est comme moi, comme nous tous: elle est fatiguée. (p. 302)

Et si cette renaissance doit advenir, je serai une autre femme. Je serai la soeur d'un frère immortel qui rit dans la lumière vive du printemps. Ils l'ont tué trois fois, Jacques. Ils ont tué le paysan. Ils ont tué l'homme. Et ils ont laissé agoniser le blessé. Mais le rire d'un colosse ne meurt pas. Je le sais avec la certitude d'une soeur qui jamais ne se résoudra à l'absence. (p.277)

Il la connaît bien, la porte des Odouard, le malheur. Sur le seuil, il se sent comme chez lui. Il frotte ses pieds sur le paillasson, il entre, il prend ses aises. Pour un peu, on lui mettrait une assiette à la table du salon. 

Il était bien placé pour le savoir: ceux qui restent n'ont plus que des secrets. Seuls ceux qui s'en vont font perdurer le mystere.

Souvent je me dis que tout aurait sans doute été différent si Jacques avait eu une femme. Ca l'aurait sans doute aidé à faire danser la vie.

Notre planète est comme moi, comme nous tous : elle est fatiguée. (p. 302)

Il faut savoir laisser jaillir les sources, sans quoi les vergers ne nourrissent plus que le souvenir des oiseaux.