L'éveil de mademoiselle Prim

Ma chère Prudence, il y a des moments dans la vie où, à tous, se présentent des dilemmes que nous ne voudrions pas avoir à résoudre. Dans chaque vie ce dilemme apparaît vêtu de déguisements différents, mais son essence est toujours le même. Il y a un sacrifice et il faut choisir une victime : soi-même ou les autres.

"Voyons si vous comprenez ce que j'essaie de vous dire, Prudence : on ne peut se construire un monde sur-mesure, mais ce qu'on peut faire assurément, c'est se construire un village. Ici, nous appartenons tous, pour ainsi dire, à un club de réfugiés. Votre patron est l'un des rares habitants à avoir des racines familiales à Saint-Irénée. Il est revenu ici il y a quelques années et a mis l'idée en route. Je ne sais pas si vous savez que sa famille paternelle vit ici depuis des siècles".

La bibliothécaire ouvrit la bouche pour préciser l'orthographe de son nom, mais elle réfléchit et décida de se taire. De toute évidence, cette dame n'était pas venue au monde pour être interrompue, et encore moins réfutée. Probablement n'avait-elle jamais de sa vie vécue la saine expérience d'être contestée.

" - Vous croyez ? demanda - t - il avec un sourire. Peut-être vous rendrez-vous compte un jour qu'on peut aller au bout du monde sans sortir d'une chambre, Prudence."

"[...] je porte toujours un sentiment de nostalgie, comme ubn poids sur les épaules, accompagné d'un désir d'arrêter le temps, de retrouver des choses perdues. Avec la conscience que tout, absolument tout, est comme un chemin qu'on ne peut rebrousser."

" - Je crois que c'était pour fuir le bruit
- [...] Vous voulez parlez du bruit de la ville ? [...]
- Je veux parler du bruit du mental, du fracas "

- Parce que la pipe exige un engagement, Prudence, la pipe exige constance, fidélité et engagement. D'une certaine façon, et pour que vous le compreniez, le havane est à la romance ce que la pipe est au mariage.

« La routine ressemble à la steppe ; elle n'a rien d'un monstre, c'est un aliment. Si vous faites en sorte que quelque chose y pousse, vous pouvez être sûre que ce quelque chose sera fort et vrai. Ce sont les petites choses de chaque jour dont nous parlions plus haut. »

— Vous aimez l’icône de Roublev ? demanda l’enfant, maintenant occupé à feuilleter une poignée de livres qui dépassaient d’une valise.
— Beaucoup, répondit-elle avec sérieux en mettant chaque vêtement à sa place. C’est un tableau magnifique.
Entendant cette réponse, la petite Téséris leva la tête.
— Les icônes ne sont pas des tableaux, mademoiselle Prim, les icônes sont des fenêtres.
Mlle Prim cessa d’accrocher ses robes et observa la fillette avec appréhension. Décidément, l’homme qui dirigeait cette maison s’était surpassé avec les enfants. À dix ans, il n’y avait pas de raison d’avoir ces notions absurdes sur les icônes et les fenêtres. Ce n’était pas malsain, bien sûr, mais ce n’était pas naturel. Fées et princesses, dragons et chevaliers, rimes de Stevenson, gâteaux aux pommes, voilà ce que, d’après elle, devait connaître un enfant de cet âge.
— Alors c’est toi qui as peint cette fenêtre ? demanda-t-elle, feignant l’indifférence.
La petite acquiesça d’un signe de tête.
— Elle l’a peinte de mémoire, ajouta son frère. Elle l’a vue à la galerie Tretriakov il y a deux ans, elle s’est assise devant et elle a plus voulu voir rien d’autre. Quand on est rentrés à la maison, elle s’est mise à la peindre partout. Ces fenêtres, il y en a dans toutes les chambres.

— Bande de bêtes ignorantes, insista la voix avec irritation, qu’est-ce que vous avez aujourd’hui ?
Mlle Prim sentit une vague de chaleur lui monter au visage. Elle n’avait sans doute aucune habitude des enfants, mais elle était un maître dans l’art qu’on appelle délicatesse. Mlle Prim croyait que la délicatesse était la force qui animait l’univers. En son absence, elle le savait d’expérience, le monde s’obscurcissait et devenait ténébreux. Indignée par la scène et un peu engourdie, elle essaya de bouger avec précaution dans sa cachette, mais le grognement inattendu de l’un des chiens lui fit renoncer à cette tentative.
— C’est bien. (Le ton de l’homme s’adoucit.) Essayons avec une autre citation beaucoup plus facile.
— Du même auteur ? demanda une fillette.
— Exactement du même auteur. Vous êtes prêts ? Je ne vais citer qu’une demi-ligne.
… facilis descensus Averno…
Une vague inespérée de bras levés et de bruyantes exclamations de triomphe manifesta qu’à l’évidence, cette fois, les élèves connaissaient la réponse.
— Virgile ! crièrent-ils en un chœur strident. C’est l’Énéide !
— C’est ça, c’est ça, dit l’homme en riant, satisfait. Et ce que je vous citais auparavant, c’étaient les Églogues, la Quatrième Églogue. L’homme d’État romain qui fut l’ami de Virgile et d’Horace est donc…
Avant qu’aucun des enfants pût répondre, la voix claire et musicale de Mlle Prim émergea des rideaux et emplit la pièce.
— Asinius Pollion, bien sûr !