Citations sur Le Sorceleur, tome 1 : Le dernier voeu (191)
Oui, nous mourrons de faim. Oui, nous sommes menacés d'extermination. Le soleil brille autrement qu'avant, l'air est différent, l'eau n'est plus celle qu'elle était. Ce que nous mangions autrefois, ce que nous consommions, meurt, s'étiole, dépérit. Nous n'avons jamais été des cultivateurs, nous n'avons jamais éventré la terre avec des houes et des binettes, au contraire de vous, les hommes. La terre vous paie un lourd tribut, un tribut sanglant. Nous, elle nous couvrait de présents. Vous arrachez de force ses trésors à la terre. Elle nous nourrissait et s'épanouissait parce qu'elle nous aimait.
Ta réputation te précède, Geralt, et elle a plus d'écho que la maudite cornemuse de Draig Bon-Dhu. Et aussi peu de notes agréables.
Ainsi va la vie. On voit toutes sortes de choses quand on voyage. Des paysans qui s'entre-tuent pour une borne au milieu d'un champ, que les escouades de deux régents fouleront demain pour s'y massacrer les uns les autres. Le long des routes, des pendus se balancent aux arbres; dans les forêts, des bandits coupent la gorge des marchands. Dans les villes, on trébuche à chaque pas sur des cadavres abandonnés dans les caniveaux. Dans les châteaux, on se transperce à coup de poignard, et lors des banquets, c'est sans arrêt que l'on voit l'un ou l'autre convive rouler sous la table, empoisonné. Je m'y suis habitué. Alors pourquoi une mort qui menace quelqu'un devrait-elle me bouleverser, de surcroît, quand il s'agit de toi?
Le monstre saisit le médaillon dans sa grosse patte, le haussa jusqu'à ses yeux en tirant légèrement sur la chaîne.
– Il a une vilaine expression, cet animal ! Qu'est-ce que c'est ?
– L'emblème de ma corporation.
– Ah ! Tu dois fabriquer des muselières.
- Ce n’était pas notre dernière visite, vénérable Nenneke, dit-il. Nous reviendrons.
- C’est bien ce que je crains, repartit froidement la prêtresse. Tout le déplaisir sera pour moi.
- Je t'écouterai avec plaisir. Mais une transe ne te ferais pas de mal, je te le répète.
- Tu ne penses pas, fit-il en souriant, que mon manque de foi quant à ses effets la rende d'avance inutile?
- Non, je ne le pense pas. Et tu sais pourquoi?
- Non.
Nenneke se pencha, le regarda droit dans les yeux avec un étrange sourire sur ses lèvres pâles.
- Car ce serait bien le premier signe qui me prouvera que le manque de foi a un pouvoir quelconque.
Tu nous défends non seulement contre le Mal tapi dans l'ombre, mais aussi contre celui qui est tapi en nous.
Tu es pêcheur comme un cul de chèvre est une trompette.
Le monstre s'assit à la table, inclina la tête, croisa ses pattes velues sur son ventre, marmonna quelques instants en tournant ses énormes pouces et poussa un rugissement silencieux en cognant sa patte contre la table. Des plats et des assiettes apparurent dans un cliquetis d'étain et d'argent, des coupes émirent un son cristallin. Une délicieuse odeur de rôti, d'ail, de marjolaine et de noix de muscade se répandit. Geralt ne manifesta aucun étonnement.
_ Soit, dit le monstre en se frottant les pattes. C'est mieux que des domestiques, non ? (p. 69)
Les gens, dit Geralt en détournant la tête, aiment bien inventer des monstres et des monstruosités. Ca leur donne l'impression d'être moins monstrueux eux-mêmes. Quand ils boivent comme des trous, qu'ils escroquent des gens, les volent, qu'ils cognent leurs femmes à coups de rênes, laissent crever de faim la vieille grand-mère, qu'ils assènent un coup de hache à un renard pris dans un panneau ou criblent de flèches la dernière licorne qui subsiste sur terre, ils aiment se dire que la Moire qui entre dans les chaumières au point du jour est plus monstrueuse qu'eux. Alors ils se sentent le coeur plus léger. Et ils ont moins de mal à vivre.