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Critique de jean-claudelebrun3


Le dernier roman du grand écrivain né en 1962 dans l'ancienne République Démocratique Allemande en surprendra plus d'un. Par sa composition en trois parties de très inégales longueurs ; par trois changements concomitants de narrateurs ; et last but not least par une ouverture nous replongeant en plein XIXème classique, du côté de Theodor Fontane ou de Heinrich von Kleist, alors qu'il va ici s'agir des plus radicales turbulences d'un passé récent
Qu'on en juge par l'incipit : « A Dresde, dans le quartier de Blasewitz, vivait jadis un libraire de livres anciens et rares qui, en raison de ses ouvrages, de ses connaissances et de son peu d'inclination à se laisser impressionner par les attentes de son époque, jouissait d'une incomparable réputation. » Ce « jadis », c'est le temps de la RDA, manifestement à des années-lumière de l'époque actuelle. Et ce libraire, Norbert Paulini, c'est un intellectuel humaniste à l'ancienne. Déjà une manière d'incongruité dans le contexte du « socialisme réellement existant », qui appelait à l'engagement de la culture et de la création. On se rappelle à cet égard les débats et controverses qui enflammèrent là-bas les années 1960 et 1970. Ingo Schulze est né dans ce terreau, son roman en porte continûment la marque. Il faut pour cela remonter à 1951, lorsque Dorothea Paulini, la mère de Norbert, avait reçu l'autorisation d'ouvrir une librairie comportant une section de livres rares et anciens. La RDA avait deux ans, le socialisme naissant se voulait le continuateur de la grande tradition humaniste allemande. A la chute du nazisme, « Nathan le Sage », la pièce de Lessing portée par les idées de tolérance de l'« Aufklärung », fut la première oeuvre mise au répertoire à Berlin-Est. Dorothea mourut en 1953, à la naissance de son fils. En 1977 celui-ci avait ouvert sa propre librairie avec l'héritage de son grand-père et était très vite devenu la référence à Dresde pour les bibliophiles. Il avait toujours eu comme unique horizon celui des livres partout empilés autour de lui. Bientôt sa réputation avait gagné l'ensemble de l'Allemagne. Dans sa librairie se trouvaient réunis, sans autre considération que leur valeur bibliophilique, tous les ouvrages possibles, y compris ceux que l'Est censurait. Un authentique espace de liberté, pour ne pas dire de subversion, cultivé par ce personnage apolitique et atypique, comme posté hors du temps (« La plupart des lecteurs confondent dans un délire enfantin les livres et les oeufs et croient qu'il faut toujours les consommer quand ils sont frais »), dont un premier narrateur restitue l'histoire, et dans un même mouvement celle de la RDA, dans la grande tradition de la prose classique allemande que restitue une traduction particulièrement juste et précise.
Si Norbert Paulini, seulement occupé de ses livres, vivait dans une sorte d'univers intemporel, le temps historique allait brutalement le rattraper. Très précisément en novembre 1989. Paradoxalement pour lui le début des difficultés. L'humanisme d'une activité désintéressée et le marché ne font pas nécessairement bon ménage. Les grands classiques ne sont plus au goût du jour, le libraire n'a plus la cote : « Il fallait faire de la place dans les rayonnages pour les livres de cuisine, les livres de conseils en tous genres et les guides touristiques ». En pleine déconfiture, lâché par sa banque, il perd en même temps sa maison (les anciens propriétaires partis à l'Ouest la récupèrent) et son épouse (une collaboratrice que la Stasi avait placée auprès de lui). Son ancien prestige s'en est allé. Soudain on l'entend tenir des propos inattendus de sa part, en une manière de rancoeur qui emprunte au discours d'une extrême droite en pleine expansion. Son esprit conservateur, qui au temps de la RDA passait pour de l'insoumission, a trouvé là une nouvelle possibilité d'expression. C'est ce que révèle la deuxième partie du roman, dont le narrateur est un écrivain du nom de…Schultze, qui avait connu Paulini au temps de sa splendeur et rétrospectivement pointe ses potentielles dérives : ce à quoi le prédestinait ce qu'il admirait en lui. N'était le « t » intercalé, ce Schultze apparaît tel le double romanesque d'Ingo Schulze. On découvrira bientôt qu'il est l'auteur des 191 premières pages du livre. Et si la facture classique du début n'était qu'un trompe l'oeil ? La brève troisième partie, 29 pages seulement, donne la parole à une lectrice d'une maison d'édition de l'ouest qui doit publier le texte de Schultze. Nouveau jeu de miroir, nouvelle réévaluation des points de vue, dans une sorte de permanente révision critique. Un exercice de haute dialectique qui donne au roman, à sa richesse documentaire, à la multiplicité de ses références comme à sa puissance évocatrice, une formidable dimension littéraire.
Dans les dernières pages l'on voit Paulini, dans les environs de Dresde, debout sur une falaise de la Suisse saxonne, tel le personnage du célèbre tableau de Caspar David Friedrich. Encore le XIXème siècle, mais cette fois pour sa part obscure et tourmentée. A n'en pas douter, l'on n'est pas loin ici du chef d'oeuvre.
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