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Critique de Aquilon62


Livre lu à sa sortie en Italien en septembre 2022
Livre relu à sa sortie française qui confirme le fantastique travail de la traductrice Nathalie Bauer...

"Je ne peux renoncer à ce que je considère comme mon devoir précis : je dois démontrer la méchanceté absurde des mesures racistes en attirant l'attention sur mon cas qui me paraît le plus typique de tous.
En me supprimant, je libère ma famille bien-aimée des vexations qui pourraient découler de ma présence : elle redevient purement aryenne et ne sera pas inquiétée.
Mes choses les plus chères, c'est-à-dire mon travail, mes créatures conceptuelles, au lieu de disparaître, pourront renaître à une nouvelle vie."
Voilà ce qu'écrit Angelo Fortunato Formìggini à sa femme, 18 novembre 1938. Angelo Fortunato Formìggini était un philosophe et éditeur italien, juif et franc-maçon. Il se jette du haut de la Torre Ghirlandina à Modène.

Il laisse, rédigé quelques jours auparavant, un épigraphe expliquant l'esprit de son geste :

Né ferro né piombo né fuoco
possono salvare
la libertà, ma la parola soltanto.
Questa il tiranno spegne per prima.
Ma il silenzio dei morti
rimbomba nel cuore dei vivi.

Ni le fer ni le plomb ni le feu
peuvent sauver
la liberté, mais la parole seulement.
C'est elle que le tyran éteint en premier.
Mais le silence des morts
résonne dans le coeur des vivants.

Voilà qui résume les années (1938-1940) qui sont abordées dans ce dernier volume de la trilogie initiée par Antonio Scurati. Ce livre est sorti en Italie le 14 septembre dernier, quelques jours avant les événements politiques italiens récents. Quand le passé rejoint le présent....

L'auteur avait prévu d'intituler ce dernier volume "Le Livre de l'infamie", et par infamie Antonio Scurati n'entend pas seulement les lois raciales, mais le fascisme en tant que mélange nauséabond de ruse, de calcul et de peur.
Il relu les mémoires du ministre des Affaires étrangères de Roumanie de l'époque, qui portent ce titre, et s'est rendu compte qu'il retranscrivait au mieux le sujet : une fin, qui n'est pas l'accomplissement, mais l'extinction, de la civilisation européenne, due au nazisme/fascisme.
L'actualité européenne récente comme la guerre russe en Ukraine, nous parle d'une nouvelle menace d'extinction : cela ne signifie pas que nous allons tous disparaître, mais que ce que nous croyions et espérions pourrait disparaître de notre horizon.

Dans ce troisième tome de "M", Antonio Scurati raconte comment le Duce entraîne l'Italie dans un gouffre moral et guerrier dans le sillage du Führer. "Il a été dévoré par la peur, la ruse et l'auto-tromperie"

Si on ose un parallèle avec un conte fantastique ou terrifiant, si un individu rencontre son double, un conflit éclate dans lequel il succombe. Les Allemands l'appellent Doppelgänger, le Russe Dostoïevski en a parlé dans le Double. Figurant dans de nombreux folklores et croyances, notamment dans la mythologie germanique et la mythologie nordique, le doppelgänger se présente toujours comme une copie, un double d'un individu ou bien sa version alternative souvent maléfique. Selon les légendes, l'apparition d'un doppelgänger est un mauvais présage, annonçant des malheurs ou la mort de l'individu croisant son double.

Dans le cas de Mussolini et Hitler, avec leurs jeux de miroir et leurs jeux de manipulation diabolique, la terreur devient l'histoire.
Ce livre raconte comment une guerre éclate.
Une guerre dévastatrice au coeur de l'Europe.
Une guerre déclenchée avec une soif délibérée de conquête contre les peuples voisins et apparentés, menée avec une brutalité dévastatrice.
Pour de nombreux lecteurs, il peut sembler peu probable que les dirigeants du régime fasciste, Mussolini en premier lieu, aient décidé, après une longue hésitation et refusant toute offre des États libéraux, de jeter le peuple italien dans le carnage d'un nouveau conflit mondial , alors qu'il était bien conscient de l'impréparation militaire totale de l'Italie, de son manque chronique de ressources matérielles, de l'aversion de nombreux Italiens à combattre aux côtés des Allemands et, même, de la volonté de puissance délirante et sanglante incarnée par Adolf Hitler...
Mais tout cela a été balayé par l'illusion de pouvoir manipuler politiquement Hitler : une pensée malheureuse, pathétique et grotesque. Et puis, une fois attaché à Hitler, il s'est illusionné qu'il dirigeait un pays guerrier, une nation en armes. Il est choquant de découvrir à quel point Mussolini était à la fois lucide et conscient de cet abîme dans lequel il allait plonger par une auto-illusion macroscopique...
Pourtant, ce roman démontre l'inverse dans ses moindres détails en faisant appel, à l'instar, du choix narratif choisi dans les 2 premiers tomes, à des faits historiques largement documentés. Il n'y a là rien de fictif, si ce n'est la manière de raconter l'histoire.
Ce n'est pas le roman qui suit l'histoire ici, mais l'histoire qui devient roman.

"M. Mussolini, qui ne cache pas son admiration pour l'auteur du Prince, devrait bien méditer ses axiomes. "Le Prince ne doit vouloir qu'accroître sa puissance et ses terres au détriment de tous les autres." M. Mussolini a en effet conquis l'Ethiopie, qui en revanche lui semble un fardeau. Mais il laissa l'Allemagne s'installer au Brenner et encercler la Pologne. Il a également signé un pacte d'alliance militaire qui fait de l'Italie, quoi qu'il arrive, un vassal en temps de paix, un champ de bataille en temps de guerre."
Pol Harduin, « Mussolini et Machiavel », Express, journal suisse, 17 juin 1939"

Sa politique semble entachée par la surestimation constante de ses capacités personnelles. "Il se sent comme un homme d'État jouant aux échecs, sur plusieurs tables, avec l'Allemagne d'un côté et avec l'Angleterre de l'autre, s'appuyant sur sa ruse, une forme d'intelligence qui s'appelle la perspicacité et qui pousse au-delà du seuil critique jusqu'à en devenir une forme de bêtise.
L'entrée en guerre, pour beaucoup, est le moment où commence la chute de Mussolini.

Au regard de l'actualité récente en Europe, on peut s'empêcher d'y voir comme un bégaiement de l'histoire :
La première est l'idéologie impérialiste du pouvoir et de la domination sur d'autres peuples considérés comme sacrifiables, destinés à un état permanent de minorité, de pays satellites, de vassaux.
La rhétorique officielle qui justifie l'usage des armes est identique : envahir pour défendre une minorité. Hitler l'a fait pour les Sudètes germanophones en Tchécoslovaquie... Il se passe la même chose pour des territoires en Ukraine où il y a une composante russophone que le dirigeant russe prétend être persécutée voire exterminée, malgré toutes les preuves contraires. Les déclarations d'Hitler, rapportées dans le roman, ont également été démenties par la réalité.
Alors frappe l'itération du schéma : Autriche, Sudètes et Gdansk pour Hitler, Tchétchénie, puis Crimée, Géorgie, Ukraine pour Poutine... Même la violence destructrice des civils et des villes : c'est du terrorisme militaire d'État.
Enfin, le seconde réside dans la passivité consternée de certaines démocraties libérales européennes.
Et pour un parallèle plus proche avec ce qu'il se passe à l'ouest de l'Europe, et à la lecture de ce livre l'essence du fascisme en un mot, quel serait-il ? la peur. le fascisme était, est, effrayant. Alors que la révolution promet le soleil du futur, l'espoir, il découvre qu'il existe une passion politique plus puissante, et c'est la peur.
Pas l'espoir de la révolution mais la peur de la révolution. Depuis le début, il a tout concentré sur les peurs des bolcheviks, de l'invasion, et a gouverné avec la peur, la violence. C'était effrayant et vivait de la peur. Mais Mussolini entre en guerre aux côtés d'Hitler aussi parce qu'il a peur d'être contre lui, la peur le dévore. La force de la peur est une autre analogie forte en Italie et en Europe, surtout à l'ouest. L'auteur de nous dire où nous prévenir : "Nous devons choisir entre résister ou céder à la séduction du dictateur, du pouvoir guerrier, du totalitarisme, résister ou céder à la peur d'aller contre quelqu'un qui vit de nos peurs"

Voici les derniers mots écrits par Scurati :
"Benito Mussolini a quitté le balcon, aspiré par la pénombre de l'immeuble, en contrebas la place se vide rapidement, sans à-coups, sans cris d'acclamations. Pas d'hosannas, pas de manifestations patriotiques, chacun chez soi avec sa pensée. Parmi ces nombreuses pensées, une seule demeure : la peur.

Comme je l'ai écrit dans les critiques précédentes : À croire que les démagogues d'hier se sont réveillés même s'ils nous font croire qu'ils se sont adoucis. Tout le contraire de la mise en garde de l'auteur...
Mise en garde qui n'a pas empêché à l'histoire de se répéter..
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