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Critique de zenzibar


Au moment d'entrer dans l'exercice babelien de la rédaction d'une critique d'une oeuvre de Jorge Semprun, difficile de ne pas être intimidé tant l'homme, philosophe, résistant, homme politique, scénariste de cinéma, brille d'un éclat singulier.

« le grand voyage » est le premier livre écrit par Semprun après sa libération de Büchenwald.

Une période de vingt années de silence. Dès les premiers jours de la libération, l'auteur a eu l'intime conviction que sa vie, ce serait à tout jamais le camp et que la parole était terriblement dangereuse, un piège, un garrot qui vrillait l'indicible, l'innommable.
Les survivants dérangeaient et culpabilisaient les citoyens avides d'oublier au plus vite, la guerre, les difficultés, mais aussi pour certains, enfouir des attitudes beaucoup moins avouables, des démissions, lâchetés, dénonciations….

Car l'écriture pour Semprun n'est pas un pur exercice de style, elle exprime, révèle, met à nu l'homme. C'est pour cela que pendant vingt ans, le silence plutôt que l'écriture, « L'écriture ou la vie ».

Le lecteur retrouvera dans « le grand voyage » cette alchimie qui construit la condition humaine, la poésie, la philosophie, la grâce de ces rencontres avec les femmes, souvent éphémères toujours emplies de signes phosphorescents, la vie, la mort. La mort, cette ombre qui ne quitte pas le narrateur, pour l'accueillir ou la donner.

Nous sommes à des années lumières de ces « leçons » de philosophie et d'éthique, académiques, désincarnées, de ces professeurs de philosophie d'hier et d'aujourd'hui, de ces livres recettes de ces « experts » en développement personnel qui encombrent les têtes de gondole.
Non pas qu'il faille être exclusivement un héros couturé de blessures, avoir vécu des pages de l'histoire avec un grand H, pour avoir la légitimité de parler de courage, de la mort, de la liberté mais il semble difficile de rédiger de savants essais sur ces questions, exclusivement à partir d'expériences « in vitro ».

Quel est donc ce « grand voyage » ?

Ce voyage c'est celui qui conduit Semprun de Compiègne à Büchenwald, en Allemagne près de Weimar. L'auteur exprime avec son style si alerte, si impétueux ce que fut ce huis clos abominable de trois jours et trois nuits.

Dans ces circonstances et comme plus tard dans la vie du camp, l'aphorisme de Malraux,
« une vie ne vaut pas grand-chose mais rien ne vaut la vie » prend tout son relief.
Dans ces circonstances, un détail, un hasard qui se jouent en un nano instant peuvent décider si le malheureux sera ou pas dans la moisson de la grande faucheuse.
C'est par exemple le réflexe de se précipiter dans l'espace du wagon près de l'ouverture grillagée qui soulagera partiellement de l'air vicié putride mortifère. C'est un accès à ce qui reste de la lumière, un ersatz de la vie, un accès aussi à la moindre information perceptible ; avoir encore quelques bribes de repères d'espace temps, ne pas être déjà complètement avalé dans cette nuit et brouillard des corps et des esprits.

Si ce récit constitue un témoignage historique exceptionnel, il ne s'agit pas pour autant d'un simple documentaire.
Semprun nous fait partager son regard décalé sur ces événements, la littérature, la poésie, chevillées au plus profond de son être, qui l'aident à survivre. Pendant ce voyage, il se récite intérieurement en boucle « le cimetière marin » de Paul Valéry ; à la nuit par instinct, il recherche la lumière, fut elle un entre deux avant une issue sans retour.

Semprun nous fait partager aussi, par les mots qu'il sait choisir, une infime partie de ses souffrances, qui laissent le lecteur, même averti, effaré, devant la créativité des bourreaux.
Si l'homme se différencie de l'animal par sa spiritualité, il s'en distingue aussi, hélas, par son ingéniosité à faire le mal, à torturer son prochain, à l'enfermer dans des camps pour infliger des souffrances avec méthode.

Comme dans ses autres romans le texte de l'auteur, à partir d'une matrice, intègre des séquences du vécu de l'auteur, passées ou postérieures du récit pivot.
Il est ainsi évoqué plus ou moins furtivement sa vie de lycéen parisien, son action dans le maquis « Tabou » en Bourgogne, les premières semaines de la libération…autant d'évocations qui loin de casser l'intérêt et le rythme de ce « grand voyage », en amplifient sa puissance.

Un livre, un auteur exceptionnels. L'esprit, les mots de Semprun nous manquent terriblement depuis qu'il est parti en 2011 pour cet autre grand voyage.

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