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Critique de vibrelivre


Pierre Senges, Achab (séquelles) ou le pensum suprême

C'est « la survie d'Achab faite d'une longue » (trop longue !) suite d'anecdotes » pourrait-on résumer ainsi l'ouvrage, en citant l'auteur lui-même.
Quand Achab a eu trouvé Moby Dick, il a plongé trois minutes avec elle, puis il a échoué sur une île. Il ne veut plus entendre parler de mer, qui est « l'amertume », un « vide carnassier », autrement dit l'ennui, qui préoccupe Senges. Il aurait dû penser à l'ennui possible du lecteur. Achab doit réapprendre avec une « maigreur tendue » (maigreur, Senges) le « monde sec ».
Qui est Achab ? Il faut en effet cerner son achabité, son achabéisme. Lit-on une thèse ? Ca en a l'apparence, avec les notes en bas de page qui sont une des trouvailles du livre, ces notes qui n'expliquent rien, dont on ne voit pas le rapport avec ce qu'elles veulent expliquer, teintées d'ironie, surfant avec l'épopée ou la réalité.
Pierre Senges conte l'histoire d'Achab, usant de citations qui accréditeraient que l'histoire est vraie. C'est une enquête sur Achab, sur sa manière d'être, et on a des témoins, réels et connus. Pierre Senges se plaît à se référer à des auteurs, des philosophes, des chanteurs, au cinéma. On a aussi des dates, qui servent de repères, comme l'orientation précise des villes. Des époques sont mêlées, 1910/2010 par exemple.
Achab donc. Jeune, il était un mauvais lecteur, que les métaphores égaraient. Senges, lui, erre au travers de son érudition. Il avait une fascination pour Shakespeare. Il voulait être acteur à Londres, mais il avait l'accent américain. Il s'est marié en 1870 avec Martha Dolittle (qui partage ses initiales avec Moby Dick, tiens, tiens) et la quitte la nuit de ses noces. Il fuit, comme Shakespeare a fui, comme Gogol. Il aurait tué Melville, comme Don Quichotte Cervantès. Tout est prétexte à Senges pour emboîter les récits, comme un rhapsode qui coudrait un patchwork d'histoires ayant un lien quelconque entre elles, ou comme un solitaire qui retiendrait des auditeurs pour échapper à l'ennui. On a comme une impression de notes jetées, d'un travail en cours. Achab envie Don Quichotte parce qu'il a un écuyer ; lui n'aura-t-il pas sa Moby Dick ?
Dans la ville, Achab apprend l'impermanence des choses, comme le lecteur l'impermanence du récit dans le livre. le voici à Broadway, 1929-1930, et à Hollywood, un autre Broadway. On y voit le travail des producteurs, la variabilité d'un scénario, ce qui fait penser au « combinatoire » Da Ponte (longue digression sur le librettiste) qui vieux rencontre le jeune Melville mélancolique (comme le sont Achab, Don Quichotte, la baleine) et lui souffle son sujet, comme Pouchkine à Gogol ; on y voit aussi le pouvoir de l'argent, les studios de cinéma. On y rend un hommage à Orson Welles, qui fuira Hollywood, à Scott Fitzgerald, le déchu, qui assimilera la lutte d'Achab à la lutte contre la machine d'Hollywood, à l'ingambe et beau Cary Grant qui refuse la jambe de bois, à Mae West (ah, sa poitrine!).
Et quoi de Moby Dick ? le vieil Achab a renié la baleine par rancune. Il essaie de l'oublier. Après douze ans d'oubli de mer, il peut reparler de Moby Dick. Il en fera le récit, des récits, il faut bien manger. Son propre récit sera repris par d'autres conteurs (par peur de l'ennui?) Moby Dick ne peut mourir, tout comme Sherlock Holmes que Conan Doyle a dû ressusciter, ordre royal ! Ainsi Achab a pu lire le récit de Melville et de Pierre Senges. C'est qu'Achab (hélas pour le lecteur) a la vie longue.
Moby Dick, quant à elle, se sent comme quelqu'un qui a connu la défaite. Elle mange quelques Achab qu'elle croit reconnaître, puis elle vieillit, elle oublie, sans avoir conscience de son immensité. Mais elle est toujours en quête d'Achab. Rancune increvable ou vengeance inassouvie ? Ses déplacements sont les pendants de ceux d'Achab, et rappellent aussi ceux de Martha Dolittle, alias Pénélope, la « demi-veuve » qui recherche un temps son mari. Moby Dick est prête à donner l'hospitalité à l'absurdité du monde, dont la mer, cette « barrique insipide » serait l'image, représentant la routine de la vie, la vanité de toute chose, comme de la société pressée d'aujourd'hui, l'ennui, que peuvent atténuer le spectacle de l'aquarium, ou la lanterne magique, ou la télévision. A la fin, séquelle de séquelles, loin de la mort emphatique chez Melville, un Achab usé s'offre à la gueule de la baleine usée, comme un signe d'une réconciliation.

Où donc veut nous mener Senges ? Ce livre est-il une Odyssée à l'envers, un voyage à travers la lecture et les temps, de l'Antiquité au XX°, un cabinet de curiosités, une réflexion sur la dramaturgie, tout conte est mensonge, et tout est conte, le statut du personnage plus fort que son auteur, et le public du théâtre n'est pas celui des marins du Péquod , une méditation sur l'achabité qui serait l'amertume d'une quête inaboutie (loin de la légèreté de Fred Astaire) sur la condition humaine, voire, avec la baleine qui serait « la persistance de la vie, avec le désir même d'en finir », un catalogue d'érudition savante, avec des mots affectés comme « préquelles » et le verbe « s'absconser » une peur de l'ennui ?
Quoi qu'il en soit, et même si l'intention est ambitieuse, l'original vaut mieux que les préquelles et les interminables séquelles.
Paule Constant craignait que P.Sengès n'eût pas de lecteurs à sa hauteur. A cette réflexion, je me suis sentie petite, mais le livre, franchement, ne m'a pas fait décoller.
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