Citations sur Si je dois te trahir (66)
Peut-être ses parents connaissaient-ils quelqu’un qui possédait un magnétoscope ? Ces appareils n’étaient pas illégaux, contrairement aux machines à écrire, mais ils étaient quasi introuvables, et hors de prix. Le magnétoscope le moins cher valait trente-cinq mille lei, soit la moitié d’une voiture. La plupart des familles avaient davantage besoin d’une Dacia que d’un lecteur de cassettes vidéo.
(p. 42)
Ces manifestations d’adulation étaient monnaie courante en Roumanie. Au fil des années, nous avions tous été tirés de nos écoles ou de nos lieux de travail à de nombreuses reprises pour brandir des pancartes et acclamer notre Conducător. Les Roumains n’avaient pas le droit de se rassembler à plus de cinq, mais Ceauşescu pouvait exiger que cinquante mille personnes s’entassent pour lui.
(p. 258)
25 décembre.
Noël 1989.
Le procès des Ceauşescu dura moins de deux heures. Le juge militaire prononça sa sentence en quelques minutes. Crimes contre l’humanité. Génocide. Coupables. Condamnés à mort. Seize heures. Exécutés. Notre Conducător bien-aimé et la mère de la nation furent fusillés près des toilettes d’une caserne. Leur mort fut filmée. Le soir, quand les images furent diffusées à la télévision, je fixai leurs corps affaissés sur l’écran. Après ces décennies de souffrance incessante, cette conclusion hâtive paraissait inappropriée. Était-ce vraiment ainsi que cela devait se terminer ? Si vite ? J’eus soudain une impression bizarre, confuse, sans comprendre ce que je ressentais. Connaissions-nous toute la vérité ? Que s’était-il passé, exactement ? Et comment ? Et puis, une odeur. Je n’arrivais pas à l’identifier. Et un bruit, un tambourinement qui résonnait contre mes tympans. Était-ce ma propre respiration, mes battements de cœur ? C’est alors que je compris. Non ; c’était l’odeur de prières désespérées, longtemps prisonnières, qui frappaient contre les murs et les vitres, trébuchant sur les photos de nos proches décédés, dans leur hâte de trouver la sortie. Je traversai la pièce en courant et ouvris brusquement une fenêtre. Pour les libérer enfin.
(pp. 331-332)
Les archives de la Securitate, le CNSAS, contenaient l’équivalent de vingt-six kilomètres de dossiers alignés. Et encore, ce n’est là que ce qui reste. Après l’exécution de Ceauşescu, de nombreux documents ont disparu. Des agents aussi.
(p. 336)
– Joyeux Noël, dis-je, en restant tout contre elle.
– Joyeux Noël, Cristian.
Durant toutes ces années, la vie m’avait paru gelée, obscurcie, comme une fenêtre assombrie par une couche de givre. Je soufflai lentement tout ce vide contenu dans mes poumons et inspirai une goulée de possibilités. Nous prîmes une autre bouchée de friandise. Les Twinkies n’avaient rien d’extraordinaire, mais à ce moment-là, pour nous, assis dans le couloir côte à côte en ce jour de Noël, ils avaient une saveur que nous n’avions encore jamais goûtée. Celle d’un espoir extraordinaire.
(p. 334)
Il savait ce que j’avais fait.
Qu’avais je fait ?
À vrai dire, là plupart des roumains transgressaient les règles à un moment ou à un autre. Il y avait tant de règles. Et tant de gens prêts à vous dénoncer.
Philosophie, me conseillait Bunu. La nourriture de l’âme. Demande une place en philosophie. Vois-tu, le communisme est un état d’esprit. L’État contrôle la quantité de nourriture que nous ingurgitons, notre électricité, nos transports, nos informations. Mais avec la philosophie, on contrôle son propre esprit. Et si notre paysage intérieur n’attendait que nous pour être bâti ou décoré ?
(pp. 32-33)
Nous dépassâmes une longue file de personnes qui faisaient la queue devant un magasin d'Etat. Les gens grelottaient dans le froid, cramponnés à leurs tickets de rationnement, attendant qu'on leur refile des rebuts dont aucun autre pays ne voulait.
"Toute notre viande est pour le Russie, s'était un jour lamenté Luka. Ce n'est pas juste. Il ne nous reste que les patriotes!". Des pieds de porc ou des pattes de poulet étaient parfois disponibles dans les échoppes. On les surnommait "patriotes" parce que c'étaient les seules parties de ces animaux qui restaient dans le pays. L'humour noir nous soutenait.
Il paraît qu'on a fait des trouvailles dans la villa de Ceausescu. Une fortune faramineuse. (.................) D'innombrables propriétés immobilières dans tout le pays. Des centaines de millions sur les comptes en banque à l'étranger. Nous eûmes droit à une visite télévisé de leurs maisons parmi lesquelles celle de leur fille, qui possédait une balance en or massif avec laquelle elle pesait la viande qu'elle faisait venir de l'étranger pour son chien.
Les autobus ne passaient pas assez souvent. Il n’y avait pas d’horaires fiables, et jamais assez de places. Les passagers s’entassaient jusque sur les marches, empêchant les portes de se refermer. Nous nous agrippions, à moitié écrasés dedans, à moitié suspendus dehors. Parfois, le bus était si plein que le plancher s’abaissait à l’arrière et raclait le bitume.