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Critique de Bobby_The_Rasta_Lama


"Nothing can come of nothing..."
("Le Roi Lear")

... et après avoir fini cette suite libre de "1599", je ne sais pas si je suis davantage reconnaissante à James Shapiro pour ses brillants essais sur Shakespeare, ou à Shakespeare pour avoir inspiré les livres de Shapiro. Mais laissant de côté l'éternelle question de l'oeuf et de la poule, ce fut encore une fois une passionnante excursion dans l'histoire de l'Angleterre, observée par-dessus l'épaule du grand magicien Will ; un voyage dans le temps qui nous fera comprendre que même Shakespeare n'a pas pu créer ses pièces à partir de "rien".
Tout comme dans son ouvrage précédent, Shapiro souffle sur la poussière dorée qui recouvre le dramaturge depuis l'époque romantique. En 1606, Shakespeare a 42 ans, et à cet âge vénérable il a déjà très probablement quitté la scène pour se consacrer avant tout à l'écriture. Il lit beaucoup, travaille beaucoup, n'hésite pas à faire appel à des collaborateurs, ni à remettre au goût du jour les pièces anciennes passées de mode (ce qui sera notamment le cas du Roi Lear).

L'année 1606 était "une grande année pour Shakespeare, mais une terrible année pour l'Angleterre".
L'auteur remarque avec justesse qu'on voit volontiers Shakespeare comme un dramaturge élisabéthain, mais en 1606 bien des choses ont déjà changé.
Jacques IV d'Ecosse, fils de Marie Stuart, monte sur le trône anglais en 1603 en tant que Jacques Ier, avec un grand rêve d'unifier le pays. Ce rêve ne se réalisera pas de son vivant, mais c'est la fin de l'ancienne Angleterre, et le mot "Britain" est désormais en vogue. Jacques est un monarque à la fois éclairé et très superstitieux. On en dresse un portait étonnant, de sa splendide traduction de la Bible, en passant par les cas de sorcellerie qu'il suivait personnellement, jusqu'aux signes occultes gravés sous le plancher de sa salle de conseil, censés éloigner le mauvais sort. Sachant qu'il y avait de quoi se méfier...
En 1606, le pays est toujours sous le choc de la conspiration des Poudres, une véritable attaque terroriste visant le roi, sa famille et tous les membres du parlement, déjouée l'année précédente. Les conspirateurs sont appréhendés et très sévèrement punis (Shapiro n'a pas passé des années à fouiller les archives pour rien, et accompagne son récit de maints détails minutieux), mais la paranoïa règne dans le pays, et les actions anti-catholiques se durcissent. Ceux qui refusent d'assister aux rites protestants sont désormais soumis à un interrogatoire (ce qui sera aussi le cas de Susanna, la fille "rebelle" de Shakespeare).
Puis, en plein coeur de Londres, est retrouvée une autre "bombe" : un traité qui explique aux catholiques comment mentir sous serment sans alourdir leur âme par un péché mortel. Tout un art de procéder par des non-dits et par des demi-vérités. le verbe "équivoquer" est désormais dans toutes les bouches, et personne ne croit plus personne.
Ajoutez-y une des plus grandes épidémies de peste que Londres n'ait jamais connue, et voilà l'année 1606 dans toute sa splendeur, qui renvoie aux thèmes principaux de "Le Roi Lear" et de "Macbeth" : royaumes éclatés, traîtrises, discours faits de demi-vérités, paranoïa, peur, folie et l'analyse du Mal sous toutes ses formes.
On commence déjà à se tourner avec nostalgie vers le "bon vieux temps" d'Elisabeth, pourtant si détestée vers la fin de son règne, et ce regret de la gloire passée d'un monde ancien trouvera son écho dans "Antoine et Cléopâtre", la troisième pièce que Shakespeare écrira cette année-là.

Même le théâtre change, et passe à la mode "baroque". Shakespeare est toujours copropriétaire du Globe, mais la troupe (devenue désormais la troupe du roi en personne, un grand honneur) joue également au théâtre de Blackfriars, ancien prieuré dominicain reconverti en véritable scène moderne avec éclairage, coulisses et machinerie élaborée permettant des "effets spéciaux". A la cour, de nouveaux genres sont en vogue, particulièrement les "masques", shows grandioses et hors-de-prix, permettant aux aristocrates eux-mêmes de se mettre en valeur en tant qu'acteurs. Ces allégories à la gloire de familles nobles n'ont jamais intéressé Shakespeare, mais il a dû sans doute ressentir une pointe de jalousie envers son ami et rival Ben Jonson, qui s'est lancé avec grand succès dans cette entreprise lucrative, car les consignes scéniques pour "Antoine et Cléopâtre" sont déjà bien plus élaborées que dans ses pièces précédentes.
Shapiro raconte encore bien plus : comment les Londoniens ont vécu l'épidémie de la peste, qui a frôlé le seuil de la chambre que Shakespeare louait dans la paroisse de St. Olav. Comment Shakespeare a joué l'"entremetteur", pour marier la fille de sa logeuse. Comment il s'est retrouvé lié aux conspirateurs à cause de sa parenté revendiquée avec la famille Arden (qui lui a permis d'obtenir un blason et un titre de noblesse une dizaine d'années plus tôt) et via ses transactions commerciales. Comment le public a été choqué par sa version sombre de l'ancienne pièce anonyme "King Leir"... Mais il est peut-être temps de fermer le rideau.

Le livre ne le raconte pas, mais le Grand Will passera encore six années à Londres (la période où il va se tourner vers les romances chargées de symboles et de magie, comme "La Tempête" ou "Le Conte d'Hiver"), avant de retourner définitivement à Stratford où il mourra en 1616. Etait-il malade ? Trop vieux pour le théâtre ? A t-il senti que "l'âge d'or" de tout cela est passé, et que ce monde n'était plus le sien ? On ne le saura probablement jamais.
Mais on dit souvent que les mots de Prospero, un autre grand magicien, prononcés dans l'avant-dernier acte de "La Tempête", sont une sorte de testament théâtral de Will :

"Maintenant voilà nos divertissements finis ; nos acteurs,
comme je vous l'ai dit d'avance, étaient tous des esprits ;
ils se sont fondus en air, en air subtil :
et, pareils à l'édifice sans base de cette vision,
se dissoudront aussi les tours qui se perdent dans les nues, les palais somptueux,
les temples solennels, notre vaste globe, oui, notre globe lui-même,
et tout ce qu'il reçoit de la succession des temps ;
et comme s'est évanoui cet appareil mensonger, ils se dissoudront,
sans même laisser derrière eux la trace que laisse le nuage emporté par le vent.
Nous sommes faits de la vaine substance dont se forment les songes
et notre chétive vie est environnée d'un sommeil."
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