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Critique de HordeDuContrevent


Une monade où le nomade n'est plus…

Trois piliers semblent poser aujourd'hui des problèmes insolubles lorsque nous les mettons côte à côte : la finitude des ressources, la croissance démographique et le mode de développement. Robert Silverberg imagine un monde futur où ces trois éléments de l'équation sont enfin en adéquation pour former un nouveau modèle économique et social aux antipodes du nôtre. Nous sommes en 2381, la surpopulation n'est plus un problème. 75 milliards d'individus peuplent la Terre. L'Homme a trouvé la solution en se développant verticalement de sorte que suffisamment de terres exploitables sont libérées pour subvenir aux besoins. Les monades sont d'immenses tours-mondes, chacune peuplée de plus de 800 000 personnes dans lesquelles le mode de développement est contrôlé de très près. le meilleur des mondes ? Une utopie ? Pas vraiment…

J'aime ce terme mystérieux de monade. Mais avant de lire ce livre, je n'en comprenais pas vraiment le concept [même si Laetitia Sadier, chanteuse du groupe franco-anglais Stereolab, dont je suis l'une plus grande fan, en ai fait le nom d'un groupe de musique expérimentale].
Si l'on en croit la définition de Gottfried Wilhelm Leibniz l'ayant proposé au XVIIe siècle la monade est une entité simple, indivisible et indépendante qui contient en elle-même toutes les perceptions, idées et concepts qui lui sont propres. Les monades ne peuvent pas être affectées par les autres monades et ne peuvent pas agir les unes sur les autres. Cependant, elles peuvent être reliées les unes aux autres par des relations de similitude et de contiguïté.
Nous y sommes. Une monade selon Robert Silverberg est une immense, gigantesque tour en béton armé de 3000 mètres de haut, soit 1000 étages, colossal pilier, masse vacillante trouant l'air, au milieu d'autres semblables tours, comprenant chacune presque 900 000 personnes, divisée en blocs dans lesquels les individus ont un statut social déterminé. Plus nous montons dans la tour, plus le statut social est élevé. Les travailleurs manuels occupant ainsi les étages inférieurs tandis que les administrateurs et intellectuels vivent dans les hauteurs de la tour. Absolument tout est présent dans chaque bloc pour la vie en société, que ce soit les écoles, les hôpitaux, la nourriture, les centres de culte, de sorte que les personnes, parquées à la verticale, ne sortent pas, et n'ont pas le droit de sortir. Elles n'y pensent pas d'ailleurs, conditionnées à ce mode de vie où le bonheur semble déborder de toute part. Autosuffisance contrôlée, une monade tue le concept de monadisme. Et la mission de toute personne, dès l'âge de 10 ans, la puberté étant très précoce en 2380, est de procréer, sans relâche…De quoi monter dans les tours au sens propre, comme au sens figuré.

Très proche de Nous autres de Zamiatine, « Les monades urbaines » propose un monde futur dans lequel la société a totalement changé de sorte que ces humains regardent le passé, nos siècles, avec un étonnement perplexe. Et j'ai trouvé ce chamboulement des repères les plus élémentaires fascinante.
A titre d'exemple, mais il y en a plein dans ce livre, la notion d'intimité n'existe plus, celle de propriété non plus, de sorte que toute femme, pourtant mariée dès l'âge de puberté, est disponible à tout habitant. Cette liberté sexuelle a pour but de compenser les tensions possibles générées par un environnement surpeuplé. Liberté, enfin relative, car aucun habitant n'a le droit de se refuser à un autre. Un monde ultra moderne où la liberté se fait injonction…Les promenades nocturnes notamment sont l'occasion pour toute personne de pouvoir se glisser dans la couche d'un couple et de faire l'amour à l'épouse, le refus étant mal vu et devant être rare.
Le concept de jalousie, tout comme celui d'intimité ou de tabous, n'est plus. Les familles d'une dizaine d'enfants sont légion. Les gens sont dans une promiscuité oppressante, baignent depuis leur naissance dans un air aseptisé et ne connaissent pas l'air de la nature, la caresse du vent, la chaleur du soleil, le gazouillement des oiseaux. seuls quelques agriculteurs aux moeurs soi-disant barbares travaillent sur les terres, poussées à leur productivité maximale pour venir nourrir les 75 milliards d'individus désormais sur Terre.

Oui, impossible de ne pas faire le parallèle avec Nous autres de Zamiatine dans lequel le monde est sous cloche, en vase clos derrière une muraille verte qui isole les individus du monde sauvage et naturel, des animaux et de toute végétation, et dans lequel les habitations ont des murs transparents, palais de cristal, de façon à pouvoir toujours observer les faits et gestes de chacun.

Le livre est composé de chapitres qui pourraient être indépendants car se focalisant sur un des personnages croisés dans les chapitres précédents. D'ailleurs, la préface du livre nous explique que les histoires qui composent « les monades urbaines » ont été publiées séparément dans diverses revues, et dans le désordre. Cela ne se ressent pas du tout, les chapitres forment un tout homogène et les correspondances en termes de personnages et thématiques sont subtiles. Chaque chapitre zoome sur un des protagonistes et capte ses failles. Car si tout à l'air parfaitement fluide, heureux, parfait, sous contrôle, en réalité des fissures existent, colmatées souvent violemment. Ce sont ces fissures sur lesquelles Robert Silvergerg nous invite à nous pencher. Rêves de liberté, jalousie inavouée, refus d'obtempérer aussitôt contrôlé par des éthiciens, religion et drogue comme moyens d'asservissement, fuite hors de la monade, dépression par perte de sens, déshumanisation…

Le monde proposé par Robert Silverberg, à l'air croupi et à la pâle lumière artificielle, est glaçant. le traitement des femmes, à la fois respectées car porteuses de vie, voire honorées lorsqu'elles sont enceintes, mais aussi rejetées en cas de stérilité ou de frigidité, m'a horrifiée. Sous couvert de liberté sexuelle, de partenaires multiples, cette société met en valeur le summum de la réification de la femme en tant qu'objet pour assouvir ses besoins à tout moment, en tant qu'objet pour plaire et pour procréer. Gare aux premières rides…D'ailleurs, mis à part quelques dirigeants perchés tout en haut de la tour, il n'y a aucune personne âgée dans ce livre de sorte que nous nous demandons ce qu'elles sont devenues…Autre interrogation sur la frontière, sans doute pas si lointaine, où l'utopie va se transformer en cauchemar, les ressources étant finies. Si l'organisation spatiale verticale a permis de dégager beaucoup de terres et donc beaucoup de ressources, il y aura bien une fin, nous le pressentons. Enfin j'ai trouvé passionnant la question de ce nouvel être humain : est-il juste conditionné psychologiquement à cette vie ou est-il le résultat d'une modification génétique à long terme ? La plupart des histoires m'ont ainsi fascinée, interrogée, d'une fascination parfois malsaine. Quelques rares histoires m'ont davantage ennuyée comme celle de l'orgie des dirigeants, même si elle n'est pas dénuée d'intérêt mettant en valeur les turpitudes de nos classes dirigeantes, même dans ce monde-là. Je suis assez dubitative aussi sur la crudité de certains passages, la vulgarité de certains termes employés, ça vient gâcher un ensemble qui aurait pu être parfait et même assez poétique par moment. Un « Nous autres » plus crû en quelque sorte…c'est dommage. Mais mis à part ce bémol, « Les monades urbaines » est un très bon livre, étonnant et fascinant, riche, qui exploite, chapitre après chapitre, toutes les facettes du concept de départ posé par l'auteur.

Un livre assurément très marquant. Après cette lecture nous reconsidérons notre espace vital non restreint et notre important coefficient d'intimité privé avec soulagement et bonheur…jusqu'à quand ?
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