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Critique de Woland


Noir, c'est noir ... Noire, l'ambiance. Noire, cette horrible concierge dont le témoignage, pourtant hésitant, se révèlera fatal au héros. Noire, Alice aux seins trop lourds, cette garce décervelée. Noires, encore plus noires encore ses intentions envers M. Hire. Noirs, les policiers qui vont et viennent, à cent-trente-mille lieues de l'humanité de Maigret. Noirs les passants, noir le bitume sur lequel la foule, une foule noire, galope et hurle avec les loups, noire la pluie, noires et tragiques les fiançailles de quelques heures de M. Hire.

Voilà un roman que, dès le début, on devine sans aucune porte de sortie sur l'espoir. L'espoir n'a pas cours ici, dans cet univers miteux et embrumé, où une concierge solitaire et exaspérée envoie des taloches à ses enfants, où les locataires épient de porte en porte, de grincement de couloir en grincement de couloir, les allées et venues du sautillant M. Hire, où deux inspecteurs de police squattent tour à tour la loge de la concierge alors même qu'ils n'ont aucune preuve contre leur suspect, où les poêles à charbon ou à bois fument trop ou pas assez, où M. Hire lui-même se campe, le soir venu et toutes lumières éteintes, devant la fenêtre de sa chambre sans gloire pour faire son voyeur devant Alice, la servante de la crémière, qui, dans la maison d'en-face, se déshabille et se met au lit, une cigarette de femme fatale dans une main et un roman de midinette dans l'autre.

Tout est écrit d'avance et, ce qu'il y a de pire, c'est que l'on apprend que M. Hire s'appelle en fait Hirovitch et qu'il est le fils d'un tailleur juif. Simenon achève son roman au printemps 1933, après l'avoir commencé en septembre 1932. L'actualité - et la récente arrivée au pouvoir en Allemagne d'Adolf Hitler - l'ont-elles influencé ? A-t-il simplement obéi à une logique inconsciente mais prémonitoire ? Quoi que nous puissions en penser, pour nous, qui savons le reste, la fuite de M. Hire devant la foule qui le traque à la fin du livre ne peut manquer de faire songer à une traque bien plus vaste et bien plus longue. Tout comme sa mort, par simple crise cardiaque, alors que les pompiers le récupèrent, cramponné, les mains en sang, au zinc de la gouttière qui l'a coupé, paraît tirer de sa torpeur criminelle cette même foule, partie à l'assaut d'un bouc émissaire alors que le psychopathe meurtrier, l'assassin d'une prostituée, que la police recherche depuis deux ou trois semaines, se dissimule dans ses replis d'hydre hypnotisée par la chasse au plus faible, celui qu'on peut lapider, déchirer, lyncher sans aucun risque. Oui, cette mort "accidentelle" semble sonner bel et bien le réveil de la conscience pour tous ces gens qui, pas plus tard que cinq minutes auparavant, souhaitaient qu'on leur livrât une proie, fût-elle innocente.

M. Hire mort, la foule regrette son attitude. Avec un peu de chance, le défunt étant parvenu à poster au Procureur de la République une lettre révélant la véritable identité de l'assassin, elle la regrettera encore plus dans quelques jours.

Et puis, elle oubliera. La foule, c'est ça : plus jamais ça ... jusqu'à la prochaine fois.

Référence suprême à mes yeux pour un bon roman (ou film), noir ou pas, "Les Fiançailles de Monsieur Hire" a l'inexorabilité d'une tragédie grecque. A cela près que les personnages ne possèdent aucune noblesse : rien que du médiocre, là-dedans. M. Hire lui-même est assez ambigu. Mais le Destin, qui ne se déplace que pour lui, rend dans la mort à ce petit personnage rondouillard et doux, assez énigmatique somme toute et incroyablement naïf, une superbe et une vaillance qu'il paraît avoir fuies toutes sa vie. Peut-être parce qu'il sentait que, pour lui, elles seraient, fatalement, synonyme de fin ... et d'éternité ? Mais M. Hire croyait-il en l'Eternité ? Encore une question qu'il nous pose en nous tirant sa révérence ultime.

M. Hire est un médiocre, oui et c'est même un petit escroc. Mais M. Hire n'en est pas moins également un être généreux et idéaliste, que son introversion trop poussée, l'insécurité constante qui semble chez lui une seconde nature et une difficulté réelle à s'intégrer à une société dont, instinctivement, il se méfie parce qu'il n'en partage pas les préoccupations, transforment inéluctablement en l'homme à abattre. Parce qu'il ressemble à un animal abandonné par on ne sait qui, parce qu'il recherche la tendresse et l'amour avant le sexe, parce qu'il ne ressemble à personne, parce que ...

Parce que. C'est tout. Il y a une seule loi, une seule sentence pour tous les M. (et Mme) Hire de notre univers : comme ils sont de trop, comme ils gênent - on ne sait trop comment ni pourquoi mais c'est un fait - ils doivent mourir.

Alors, M. Hire fait ce qu'on lui demande. Cependant, dans un ultime sursaut de cette fierté que, sa vie durant, il ne se connaissait pas, il choisit sa mort. Dans la fuite, certes. Mais libre encore, au bout d'une gouttière, imposant silence à la meute parce que celle-ci aurait bien souhaité un lynchage mais ne veut en rien d'un accident ou d'un suicide auquel elle aurait poussé sa victime. Quand on lynche quelqu'un, on peut trouver l'excuse de la folie temporaire, du coup de rage - "On a vu rouge ..." et caetera, et caetera ... Mais ça, ce corps subitement tout mou, aux mains ensanglantées par le tranchant de la gouttière, ce corps qui s'abandonne dans les bras du pompier, ce corps dont l'âme s'est envolée avant même que le médecin du coin ne tente quelque chose sur cette dépouille déposée - avec douceur, enfin - sur le trottoir ...

... non, la foule n'en veut pas parce qu'elle n'a plus d'excuses. Oh ! elle cherche, elle cherche ! Mais rien, rien, elle ne trouvera rien. Tous les lynchages ne se terminent pas en apothéose pour la foule et il lui reste alors à accepter ses responsabilités : un mot qui fait toujours peur.

"Les Fiançailles de Monsieur Hire" : un livre irracontable, qu'on lit et qu'on vit de l'intérieur. Un livre qui, malgré la profondeur d'analyse appliquée aux personnages secondaires, nous laisse, intacte et presque taboue, l'énigme de M. Hire. Simenon certes nous le dépeint en long et en large mais, pour une fois, il s'esquive, il ne va pas jusqu'au bout. Peut-être parce que M. Hire était, l'écrivain le sentait déjà, une partie de l'avenir en marche - un avenir lugubre, sombre, terrifiant. Un avenir sur lequel, pour l'instant, mieux valait encore détourner la tête tout en mentionnant qu'il nous attendait là, au coin.

Dans le noir. ;o)
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