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Critique de Woland


Un roman qu'on est tenté de qualifier d'intime parce que l'histoire se déroule en fait dans la tête de deux hommes. de l'un, le lecteur ignorera jusqu'au bout ce qu'il a pensé. Tout au mieux pourra-t-il se vanter d'avoir de temps à autre supposé que ... Mais il ne sera jamais sûr de ses suppositions . de l'autre au contraire, il saura la moindre pensée, les mauvaises, les sournoises comme les bonnes, les généreuses. Ce qui lui permettra de se faire un portrait extrêmement juste de Maloin, l'un des tristes héros de cette histoire lamentable, qui finit si mal alors que, peut-être, si le premier homme avait par exemple grimpé les marches de l'échelle menant à la cage de verre de l'aiguilleur maritime quand il a compris que la valise qu'il recherchait avec tant d'ardeur ne pouvait se trouver que là, avec l'aiguilleur ... et si le second, l'aiguilleur justement, Maloin, s'était décidé à rendre la valise à cet homme au visage de clown triste qui, visiblement, en avait un tel besoin ...

Seulement voilà, ni l'un ni l'autre n'ont fait le pas décisif en temps utile. Et quand Maloin se décide, il est trop tard. Les nerfs de celui qu'il n'a cessé d'appeler "l'homme de Londres", puis Brown, craquent et il agresse Maloin qui vient pourtant l'aider. Alors, d'instinct, l'aiguilleur se défend et frappe, frappe ... Et voilà : Brown, le clown triste, l'acrobate de génie, qui ne savait pas dire non à Teddy, son mauvais ange, mais avait pourtant trouvé le courage, par une nuit de brume, de l'expédier d'un bon coup de poing dans la Manche, sous les yeux mêmes d'un Maloin qui n'était à son poste que par hasard, Brown, l'Escroc bien connu de Scotland Yard, Brown est étendu raide, les yeux ouverts sur l'Eternité - Brown est mort.

Maloin n'hésite pas sur ce qu'il a à faire : se livrer, bien sûr. Mais avant cela, il range tout autour de lui, dans la petite cabane où Brown avait trouvé refuge, juste en face de chez l'aiguilleur et où celui-ci, apprenant par sa fille Henriette, terrorisée, que quelqu'un s'y cachait et rapprochant deux et deux, avait pensé un temps le laisser mourir de faim. Et puis il ferme doucement les paupières du mort. Maloin est un homme d'ordre et tout ceci n'aurait pas dû arriver. Il a eu le tort de laisser faire, de s'emporter : il doit remettre tout en ordre.

Ah ! Pourquoi y avait-il eu cette satanée valise, bourrée à ras-bord de banknotes ? Pourquoi y avait-il eu ce milieu honnête mais si humble dont sortait Maloin, et ce beau-frère que son épouse, Jeanne, admirait tant parce qu'il avait une meilleure situation, parce qu'il avait une auto, parce que ... Cet argent, dans la valise encore humide, ces livres anglaises changées en bons et solides francs de l'époque, eussent fait de Maloin et de sa famille des gens vraiment riches et respectables - comme le beau-frère, sinon plus. Mais le Diable devait passer par là ... Et puis, Brown n'avait jamais eu de chance ... Et puis ...

Et puis, c'était le Destin, ce Destin dont Simenon se sert parfois pour nous raconter des intrigues d'une noirceur singulièrement profonde.

En langage familier, on dirait, de l'histoire de Maloin et de Brown, de l'aiguilleur et de l'escroc, que c'est "la faute à pas de chance". Car, l'un comme l'autre, ils ont essayé de se joindre, de se parler et si quelque chose ne les avait arrêtés ou détournés de leur chemin à un moment bien précis, ils y seraient parvenus, Maloin ne serait pas devenu un meurtrier et Brown, qui sait, aurait pu repasser la Manche et rejoindre sa femme et ses deux enfants.

L'action se situe à Dieppe, en plein hiver, avec le vent froid qui vient du Nord ou de l'Est, le givre qui se forme au matin, les étrilles qui crapahutent dans les sables, auprès de la cabane. Scotland Yard, en la personne de l'inspecteur Molisson, débarque et ne tarde pas à retrouver le cadavre de Teddy. Mais pas la valise, évidemment - cette valise que Maloin a récupérée presque immédiatement après le crime et enfermée dans son casier personnel d'employé du chemin de fer maritime, dans son bureau, la fameuse "cage de verre" qui domine le port jour et nuit et dont on voit tout, y compris un homme en pousser un autre à la mer, et la valise ou un paquet qui s'échappe à ce moment et tombe elle aussi, et l'assassin qui s'enfuit ... Parce que l'assassin ne sait pas que, tant que la marée sera basse, on pourra récupérer cette valise dont Maloin se demande d'ailleurs ce qu'elle contient. C'est presque la curiosité plus que le lucre qui le pousse à aller voir. Mais après, bien sûr, une fois la valise ouverte ...

Scotland Yard n'est pas le seul à débarquer. Arrivent dans la foulée deux personnages secondaires dont l'un va se révéler particulièrement ignoble. Il s'agit des Mitchel, le père (un vieillard) et la fille (qui ressemble à une poupée anglaise), ceux à qui la somme contenue dans la valise a été volée. C'était en principe la recette du "Palladium", un music-hall que tenait le père et où avait d'ailleurs jadis débuté Brown - mais il y a bien plus dans la valise que les 5 000 livres dont il parle. Si Mitchel Père se comporte relativement correctement, sa fille, elle, ne trouve rien de mieux que de joindre l'épouse de Brown et de convaincre la malheureuse de venir à Dieppe afin d'y rechercher son mari, lequel, assurément, ne pourra que se laisser toucher par sa présence et ses supplications. Il sortira enfin de son repaire, il rendra l'argent ... et après, Miss Mitchel s'en fout complètement.

Les scènes qui font intervenir la petite poupée anglaise et Mrs Brown comptent parmi les plus écoeurantes que Simenon ait jamais restituées dans un roman. J'ai pensé, je l'avoue, mais dans un autre contexte, à "L'Ombre Chinoise." A ceci près - et c'est très important - que la folie n'explique pas le comportement infâme de Miss Mitchel.

A bien y réfléchir, cependant, je pense que "L'Homme de Londres" est à réserver aux seuls inconditionnels de Simenon et aussi aux adeptes des huis-clos. Parce que, malgré tous ceux qui s'affairent dans leur sillage, qui rient, questionnent, se mettent en colère, se promènent ou simplement badaudent et flânent autour d'eux, Maloin et Brown sont seuls. Ce sont, foncièrement, deux solitaires. Deux solitaires qui auraient pu se comprendre et s'apprécier. Deux solitaires qui se sont ratés. Et leur tragédie est la tragédie de deux solitaires. C'est un genre de romans que tout le monde n'apprécie pas et c'est, certainement, l'un des plus psychologiques de Simenon mais sans Maigret. le liant que met l'humanité du commissaire dans ce genre d'intrigues est ici inexistant. Et cela peut dérouter certains. Quoi qu'il en soit, "L'Homme de Londres" reste l'une des meilleures analyses psychologiques qu'ait faites Simenon - et aussi l'une des plus noires. ;o)
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