AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Woland


Un roman qui démarre au beau milieu d'un mois de mars humide, brouillardeux, tout feutré, avec des inspecteurs qui tombent malades les uns après les autres, un Maigret qui risque lui-même la grippe ou le gros rhume, un ciel parisien tout bouché et bien maussade, une atmosphère lourde et que se fiche éperdument d'être lourde, un peu comme ces enfants (et ces adultes) maussades et butés qui ont décidé de faire la tête à tout prix, quoi qu'on leur offre pour leur faire plaisir.

Maigret a déjà sur les bras la disparition d'une respectable Anglaise, Mrs Britt, venue en voyage organisé pour visiter Paris essentiellement by night, disparition qu'on pourrait presque qualifier d'escamotage puisque la dernière personne à l'avoir vue a été un gardien de la paix et que la dame s'est pratiquement évanouie sous son nez. Avec ça, aucun corps retrouvé ni dans la Seine, ni dans un terrain vague. Mrs Britt paraît s'être envolée mais vers où, nul ne le sait.

Là-dessus, survient l'appel d'un ministre de l'Intérieur assez ennuyé qui tient ab-so-lu-ment que le commissaire reçoive l'un de ses protégés, un certain Ferdinand Fumal, lequel a besoin de consulter une pointure de la P. J. pour une affaire très grave. Comment refuser ? Maigret voit donc, à son grand déplaisir, jaillir de son passé de collégien Ferdinand "Boum Boum" Fumal, le fils du boucher de son village natal, devenu boucher à son tour ou plutôt, ainsi que le clamera bientôt la presse pour annoncer sa mort , "le Roi de la Boucherie." Fumal en effet a grandi et il l'a fait, bien décidé à réussir. D'emblée, il agresse Maigret, coupable d'être le fils du régisseur du comte de Saint-Fiacre, lequel avait tout nettement refusé les pots-de-vin que Fumal Père avait tenté un jour de lui refiler. Enorme, envahissant, sûr de sa fortune et de sa puissance, Fumal croit visiblement que tout lui est permis. Il menace même Maigret de le faire muter s'il ne s'occupe pas de son affaire.

Face à cette apparition, Maigret garde son calme mais n'en pense pas moins. Après de longs détours, on en arrive enfin au point crucial : Fumal peut-il mettre un instant en veilleuse son arrogance et sa morgue et expliquer, en termes clairs, ce qu'il redoute ? le boucher sort immédiatement de son porte-documents toute une série de lettres anonymes menaçantes, rédigées en caractères bâtonnets et sur papier bon marché ligné. Les textes sont toujours brefs mais très explicites, promettant la mort à l'intéressé. Quoiqu'il n'en pense pas moins, Maigret fait tout ce qu'il doit faire, installant un inspecteur en planque dès la nuit qui suit et en promettant un autre pour suivre, le lendemain, Fumal dans tous ses allers-et-venues.

Cette dernière précaution s'avère inutile : le lendemain, Fumal est retrouvé mort chez lui, d'une balle à bout portant dans la cage thoracique.

Le problème qui se pose n'est pas tant de savoir qui avait des raisons de le tuer mais plutôt de connaître les noms des rares personnes de son entourage qui ne le haïssaient pas au point de former, ne fût-ce qu'en fantasme, le projet de l'expédier ad patres ? Personnage négatif à l'extrême, Fumal n'entretenait de rapports avec les gens que pour mieux les humilier, les dominer, voire les ruiner. C'était un homme d'affaires implacable et plus encore un homme qui ne croyait ni en la bonté, ni en la naïveté, ni en la franchise. Fumal ne croyait qu'en Fumal, n'estimait que Fumal et ne voyait dans les autres que des voleurs, des affairistes, des parasites, des profiteurs. Avait-il raison ? Avait-il tort ? Quelles expériences l'avaient-elles rendu ainsi ? Etait-il né avec déjà ce poison au coeur ? Ou s'était-il infiltré peu à peu ? Avait-il jamais aimé ? Avait-il aimé vraiment autre chose que le pouvoir et la domination ? ...

Avec son opacité, sa méchanceté si agressive qu'on finit par se demander parfois s'il ne s'agissait pas au départ d'une attitude adoptée pour mieux réussir mais devenue, peu à peu, une maladie, un virus, une drogue même dont il ne pouvait plus se passer, Fumal est l'un de ces personnages incroyables, tels que Simenon savait les façonner et qui, même abattus pour les meilleures raisons du monde, emportent avec eux le secret de leur nature profonde. La meilleure preuve en est que Maigret, au moins à deux reprises, s'en voudra de ne pas avoir pris plus au sérieux les menaces contre son ancien condisciple - il faut dire que Louise Bourges, la secrétaire de Fumal, était entretemps passée au Quai des Orfèvres pour prévenir le commissaire que les fameuses lettres, c'était son patron qui les écrivait lui-même. Mais plus que la visite de Melle Bourges, l'antipathie, la répugnance que Maigret ne pouvait s'empêcher d'éprouver envers Fumal en raison de leur jeunesse commune se sont révélées le moteur de ce recul, de cette froideur, de cette distance que, avant même que le crime se fût produit, avait pris le commissaire dans l'affaire.

Pour cela, pour avoir cédé à un instinct que le comportement de Fumal dans son bureau explique tout de même en partie, Maigret s'en veut et s'en voudra toujours. Comme il s'en voudra de ne pas avoir compris tout de suite qui était l'assassin et d'avoir égrené ses soupçons sur à peu près tout le monde, en écartant plus ou moins le responsable, un peu comme s'il ne le voyait pas. Et pourtant, ce responsable, lui aussi, appartenait à la jeunesse de Fumal - à celle de Maigret.

Cinq ans après les faits, justice sera cependant rendue, mais officieusement. Quant à la fameuse Anglaise, qui avait permis aux journaux de l'époque d'en rajouter en titrant un triomphal "Double Echec Retentissant de la Police Judiciaire", manchette qui, traduite en langage moins vague, signifiait bel et bien : "Double Echec Retentissant Pour Maigret", il s'avèrera qu'elle avait tout simplement décidé de suivre "l'homme de sa vie" dans le Sud de la France.

Un roman qui laisse au lecteur le goût amer de ces médicaments que l'on prenait jadis, contraint et forcé. Parce que, des échecs, il faut bien que Maigret en ait eu, lui aussi, son lot, professionnellement parlant. Or - et ce n'est pas Ferdinand Fumal qui nous contredira de l'Enfer des Bouchers où il doit pester contre tous les démons du coin et les traiter de parasites méphistophéliques - personne n'aime l'échec même si celui-ci forme. Ce n'est d'ailleurs bien plus tard, après s'être relevé de la chute qu'il vous a imposée, qu'on s'aperçoit que oui, cet échec vous a appris quelque chose. L'orgueil, toujours, en prend un coup et ici, en prime, la fierté professionnelle d'un commissaire divisionnaire réputé. Mais, bien entendu, cet échec nous rapproche encore plus de Maigret sur le plan humain. Et finalement, n'était-ce pas cela que recherchait Simenon ? ;o)
Commenter  J’apprécie          100



Ont apprécié cette critique (8)voir plus




{* *}