Citations sur Daphné disparue (26)
Je fais partie de ces personnes nées pour regarder et refléter ce qu’elles voient… Je m’y suis cassé les dents. Chacune a son histoire, ajouta-t-il. – J’ignore s’il parlait toujours de ses dents. – Ca oui, je le jure sur la très Sainte Vierge, je n’ai jamais rien regardé qui soit interdit ou condamnable. Il y a des choses qui ne doivent pas être vues, et des choses que l’on voit mieux les yeux fermés. Je ne sais pas si je me fais bien comprendre… Je veux dire que l’important est d’écrire, pas de fouiner. Je m’assieds et j’écris. C’est pour cela que je viens ici chaque soir, car ici je peux le faire sans offenser personne. Les gens vont au restaurant pour être vus, vous ne croyez pas ?
"Le problème consiste à savoir quoi écrire", réfléchis-je.
Car si la littérature était impossible à reconnaître, alors tout le reste était sans importance. Si écrire manquait de normes, de définitions et de catégories, à la différence de l'art, la science, les cartes, les états d'esprit, les religions, les au-delà, les athéismes ou les dieux ; si c'était plus ineffable que l'amour, le temps, la mort ou Dieu - car tout ce que nous savons de ces autre choses est ce que d'autres en ont écrit -, alors quelle importance cela avait-il de lire.
L'ordinateur était toujours allumé et je m'étais endormi le nez sur le clavier. Sur l'écran se trouvait le résultat absurde de mes mouvements de tête (je l'archivai comme une curiosité).
(...)
Le scénario de mon inconscient ? Une simple folie de mes pommettes et de la gravité ? Comment le définir ? Quoi que ce fût, je me dis que c'était un texte aussi valable que n'importe quel autre. Il était "sorti" directement de ma tête, sans l'aide de l'inspiration ou de l'expérience, sans la supercherie de la grammaire, sans même le concours utile mais équivoque des mains. C'était le paragraphe le plus sincère, le plus intensément personnel que pouvait produire un écrivain, pensai-je. Un psychanalyste aurait eu un orgasme en le lisant. Et qui sait si un Joyce n'en aurait pas eu un autre en le plagiant.
Lumières, vitres, pénombre, tranquillité, souvenirs comme des fantômes ou comme des photos avec un flash : l'univers de l'insomnie est complexe et littéraire. Je parierais, lecteur, que tu m'abordes dans le calme tendu de ta chambre pendant une nuit sans sommeil, peut-être pour le trouver, peut-être pour le reporter. L'oisiveté actuelle est nocturne ; maintenant, les muses sont des chouettes. Cinémas, expositions, drames, ballets, livres, sexe, fantaisie... Quelles autres heures, sinon lunaires, cette société diurne nous réserve-t-elle pour tout pratiquer ? Culture, plaisirs et bâillements sont enfin devenus inséparables.
Là, au sombre balcon de ses longs sourcils, je vis se pencher la peur.
La vie est parfois ainsi, tellement opposée à nos intentions.
Quelle coïncidence. Les coïncidences sont comme l'amour et la littérature, aussi absurdes et insensées. Les coïncidences sont le roman de Dieu, qui est aussi écrivain, comme tout le monde.
La clinique était un pigeonnier de papiers sans dessus dessous. Mon identité et ma santé étaient écrites sur plusieurs d'entre eux et les médecins avaient l'habitude de les interroger eux plutôt que moi. "Comment se sent-il aujourd'hui?" leur demandait le docteur de garde -même s'il feignait de me poser la question- et mes papiers répondaient par ma pression artérielle ou le compte rendu d'une radiographie. Peu importait la réponse : ils étaient beaucoup plus sincères ou exacts.
Comme j'avais de la peine de penser à sa jeunesse (dix-huit ans, d'après Eustaquio), brisée prématurément, de façon rimbaldienne. "Et il ne sera même pas immortel après sa mort", me lamentais-je, car l'époque où la disparition d'un poète assurait sa pérennité était révolue. Au contraire, aujourd'hui les poètes s'accrochaient à la vie avec toute la fureur d'une vieillesse prolongée.
La beauté, je m'en apercevais maintenant, ne peut être décrite : il faut l'inventer.