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Critique de Sachka


"La seule chose profonde que j'ai sentie en ce monde, c'est le péché qui est sur l'homme. C'est ce sentiment [...] qui me faisait souhaiter d'être cravaché dans la rue par chacun des inconnus que j'y croisais. Et, à monter marche par marche l'escalier de cette expiation, c'est ce même sentiment qui me poussait, non content d'appeler la cravache des autres, à désirer me cravacher moi-même. Et, plus encore qu'à désirer me cravacher moi-même, à désirer me détruire moi-même."
(Natsume Sôseki en préface).

"Le Pauvre Coeur des hommes" ou "Kokoro : Sensei no Isho" a paru au Japon en 1914 sous la forme de feuilletons dans un premier temps, dans le "Asahi Shinbun" (journal japonais). La version française a paru bien plus tard, en 1957.
L'on peut aisément supposer que Natsume Sôseki a écrit ce roman durant les dernières années de sa vie (il est décédé en 1916) et quand on sait que l'écrivain nourrissait une véritable obsession pour "l'inéluctable péché de l'homme" on peut y voir là une analyse profonde et intimiste de la part de celui-ci, réalisée à des fins derivatives voire même exutoires. Un roman dont le thème principal est l'expiation. L'expiation : la pénitence, la souffrance imposée qui est considérée comme nécessaire lorsque l'on a commis une faute grave. Quelle que soit cette faute par ailleurs, libre à chacun d'en apprécier le degré de gravité.

Un roman qui dès les premières pages m'a troublée. Un style dépouillé de tout superflu, une atmosphère étrange presque éthérée, marquée par les silences et les non-dits car dans ce roman le silence s'invite tel un personnage à part entière, il hante chacune de ses pages jusqu'à la dernière, lourd, oppressant, comme pour masquer le terrible drame dont nous avons conscience dès le début sans toutefois pouvoir parvenir à le saisir (et c'est là que réside tout le talent de l'auteur) car derrière la banalité apparente des faits qui nous sont décrits se cache une analyse psychologique fine et complexe des deux personnages principaux que sont notre jeune narrateur et celui qui tout au long de ce récit sera nommé "Le Maître". D'aucuns nous ne saurons le nom, d'aucuns il n'est utile de le savoir.

Un roman que l'auteur a souhaité structurer en trois parties dont la dernière présentée sous la forme d'un récit épistolaire (pas moins de 129 pages d'une très longue lettre que le Maître adresse au narrateur) est à mon sens magistrale. J'ai rarement ressenti autant de gravité, d'abnégation, d'humilité dans une écriture. Outre le thème de l'expiation, l'auteur nous parle aussi des valeurs familiales nippones propres à l'ère Meïji, période durant laquelle la famille impériale représentait le modèle idéal de la famille japonaise, les mariages co-sanguins étaient monnaie courante à l'époque et le mariage était sacralisé et cela prend tout son sens dans ce récit. L'auteur nous parle aussi du rapport à la mort et à la maladie au travers de ces deux personnages énigmatiques qui se font face.

L'histoire d'une rencontre qui aurait pu en rester là et s'achever dans la politesse et le respect comme bon nombre de rencontres mais il en fut autrement...
De cet homme entre deux âges que notre jeune narrateur nomme "le Maître", de leur toute première rencontre (alors qu'il est étudiant à l'université de Tokyo) dans la station balnéaire de Kamakura au sein d'une des maisons de thé qui bordent la plage, à la naissance de cette relation ambiguë, de cette fascination inexplicable qu'exerce cet homme sur le narrateur. Cet homme dont finalement nous ne savons rien si ce n'est qu'il est un intellectuel, né de bonne famille, qu'il vit seul avec sa femme à Tokyo et qu'il s'est volontairement retiré, et cela depuis de nombreuses années, de toute vie sociale pour une raison que nous ignorons mais que nous devinons fort grave.
Au fil des pages nous suivons la quête spirituelle et parfois même désespérée de notre narrateur dont l'obsession pour le Maître va grandissante autant que le mystère qui entoure sa personne. Désespérée, au point de prendre toute la place, trop de place dans son esprit, au point même de prendre la place du "Père" puisque notre jeune narrateur n'hésite pas à laisser son père à ses derniers jours d'agonie pour se rendre auprès du Maître.

Tout au long de ce récit je n'ai eu de cesse de me demander : qui est cet homme ? de quoi et pourquoi se punit-il ? le poids de ses actes passés est-il si lourd à porter qu'il n'est jamais parvenu à s'en absoudre ? Et finalement le sujet d'étude ici ne serait-il pas notamment notre narrateur en proie à son obsession qui s'immisce dans la vie du Maître et finit par s'y perdre lui-même ?

Un roman puissant et dense que je vous invite à lire, dans lequel l'auteur dissèque la complexité et les douleurs de l'âme humaine. L'envie, la lâcheté, le silence, le remord, la honte... Natsume Sôseki nous rappelle combien nos actes et nos paroles aussi anodins puissent-ils paraître, ont le pouvoir de rompre l'équilibre de nos vies et cela de manière inéluctable et dès lors l'expiation devient la seule forme d'absolution possible si l'on veut pouvoir continuer à vivre en paix avec nos consciences.

"C'est dans l'abnégation que chaque affirmative
s'achève.
Tout ce que tu résignes en toi prendra vie.
Tout ce qui cherche à s'affirmer se nie ;
Tout ce qui se renonce s'affirme."
(André Gide)
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