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Critique de HordeDuContrevent


Un roman d'époque, celle de la première décennie du nouveau millénaire, entrelaçant de manière fragmentée et acérée, les excès scandaleux de la finance aux questionnements sur nos choix de vie : ceux que nous aurions pu faire lorsqu'il était encore temps, questionnements particulièrement douloureux, les vies parallèles possibles qui s'en suivent, ainsi que tous les fantômes qui nous habitent du fait de nos choix.
L'hôtel de verre est un édifice qui, lorsque nous le regardons bien, réserve plein de lectures possibles, plein de pièces cachées. Un casse-tête, un puzzle en trois dimensions inséré dans un récit non linéaire, dans lequel l'auteure saute d'une époque, d'un personnage, d'un continent à l'autre, d'un point de vue à l'autre, sans effort, avec une étonnante souplesse, permettant à la forme d'épouser le fond.

Oui, un roman d'époque, Emily St.John Mandel braquant son projecteur sur le monde d'avant, pendant et immédiatement après la crise de 2008. Lumière est faite sur les excès de Wall Street, sur les montages éhontés du monde de la finance, sur la façon dont des personnes pourtant intelligentes les ont soutenus, jusqu'à son éclatement. La métaphore du verre prend alors tous son sens. L'auteure s'appuie pour cela sur le scandale Bernard Madoff, à l'origine d'une vaste arnaque, arrêté en décembre 2008 ainsi que quelques-uns de ses employés, tous complices d'avoir perpétré un crime massif. Il a créé en effet une vaste pyramide de Ponzi, arnaque consistant à récupérer des capitaux auprès d'investisseurs, parfois des personnes qui mettent là toutes leurs économies, celles pour leur future retraite, et de les rémunérer avec un rendement inouïe, attirant par là même d'autres investisseurs, le miel attirant les abeilles, rémunération fictive en réalité fruit du vol des personnes qui viennent d'arriver. Une arnaque en chaîne…Forcément la pyramide s'écroule un jour, notamment lorsque de nombreux investisseurs veulent retirer leur argent tous en même temps.
Intéressant de traiter de la pyramide de Ponzi, édifice particulièrement opaque et malsain, pour soutenir cet hôtel de verre, ce monde épuré où l'argent et l'aisance, l'insouciance qu'il permet, offre une vie calme, dénouée de turbulences, semble-t-il. L'hôtel de verre transparent posé sur le sommet de la sombre et machiavélique pyramide de Ponzi, vous percevez l'image surréaliste que cela dessine dans votre imaginaire ? C'est cela ce livre…et lorsque l'édifice de verre explose, pour les protagonistes, c'est comme avaler du verre brisé tant l'impact est bouleversant…prison fédérales, terrains de camping, clubs marginaux et interlopes, l'auteure braque le projecteur sur ces lieux vers lesquels les coulisses bien propres de Wall Street peuvent mener.

« Léon n'avais pas compris et il avait néanmoins confié à Alkaitis son épargne-retraite. Il n'avait pas réclamé des explications détailles. L'un des défauts caractéristiques de notre espèce : tout plutôt qu'avoir l'air stupide. La stratégie d'Alkaitis lui avait semblé obéir à une certaine logique, même si la mécanique précise –options d'achat, ventes à découvert, buy and hold, conversions – échappait à son entendement ».

L'hôtel de verre est la métaphore du monde de la finance, bel édifice épuré en apparence. Une métaphore également, nous l'aurons compris, du monde des puissants, des riches. L'hôtel de verre est aussi ce que nous abritons en nous en termes de facettes, de pièces, nos choix, nos regrets, nos obsessions. Qui peuvent nous faire exploser, fragilité humaine intrinsèque qu'un rien peut faire éclater. Si j'ai trouvé le traitement de la pyramide de Ponzi intéressant, j'ai trouvé cette facette du livre totalement passionnante, me retrouvant avec émotion dans les questions soulevées. Les différents protagonistes tentent d'imaginer leurs vies si certaines décisions avaient été prises dans le passé, vies parallèles possibles dans lesquelles ils se perdent parfois, des « contrevies ». Une vie suppose nécessaire une « contrevie » que nous n'avons pas vécu. Sur cet aspect, le livre m'a fait penser au monumental 4,3, 2, 1 de Paul Auster. Ce roman qui s'écoule telle une rivière qui se séparerait en bras. Au lieu de prendre un chemin et de nous raconter une histoire, l'auteur américain se veut omniscient et décide de prendre tous les bras de la rivière, en parallèle, pour voir ce que cela donne. Une expérience de littérature. Quatre histoires, quatre destinées pour un même personnage. Nous sommes bien entendu loin de ce monument, mais ici Emily St.John Mandel touche du doigt cet aspect, avec délicatesse et poésie, si c'est beaucoup moins impressionnant, ça n'en reste pas moins troublant et renvoie à nos propres choix. Surtout, j'y ai retrouvé la même mélancolie, ces destinés fruit du hasard et de choix qu'un rien aurait pu changer…

« Ce qui la retenait dans le royaume, c'était le fait – précédemment inconcevable – de ne pas avoir à penser à l'argent, car c'est bien cela que l'argent vous procure : la liberté de cesser d'y penser. Si vous n'en avez jamais été privé, vous ne pouvez pas comprendre la profondeur de cette donnée, à quel point cela change radicalement votre vie ».

Le livre est également rempli de fantômes, de « vrais » fantômes, non là pour donner un accent gothique ou fantastique au livre, l'auteure y voit plutôt des projections de nos culpabilités, des spectres qui nous hantent. Nous avons tous en nous quelques spectres, non ? Il nous arrive tous d'imaginer notre vie si nous n'avions pas pris telle ou telle décision…Nous reconnaissons tous des décisions prises parfois sous le coup de la facilité. C'est pourquoi ce livre vibre, il tinte comme lorsque nous effleurons du doigt un verre de cristal, il « chante » avec mélancolie. Fantômes de la culpabilité donc mais aussi fantômes des deuils qui hantent la vie des protagonistes, notamment la jeune Vincent qui ne parvient pas vraiment à s'en libérer.

Et puis l'hôtel de verre, au-delà d'être une métaphore au sens multiple, est réellement un hôtel, l'hôtel Caiette, établissement dressé au milieu d'une nature sauvage, sur une petite île de Vancouver. Une nuit un étrange message est gravé à l'acide sur un des murs de verre du hall : « et si vous avaliez du verre brisé ? ». Vincent, prénom rarement employé pour une femme, est serveuse dans cet hôtel et ce message la perturbe grandement. Elle sait que c'est son demi-frère, le taciturne Paul, qui travaille comme agent d'entretien, qui l'a écrit. Au même moment, elle fait la rencontre de Jonathan Alkaitis, milliardaire, propriétaire de l'hôtel, qui lui offre de jouer le rôle de sa femme en échange d'une vie luxueuse, à l'abri des soucis financiers. Or l'immense richesse de cet homme repose précisément sur une immense pyramide de Ponzi.

« Nos clients, à Caiette, ont envie de voir la nature sauvage, mais il ne veulent pas être dedans. Ils veulent juste la regarder, idéalement par la fenêtre d'un hôtel de luxe. Ils veulent être à proximité de la nature sauvage ».


En résumé, ce livre est un livre non linéaire composé d'une multitude de points de vue permettant d'offrir plusieurs perspectives à différents moments du temps, comme le ferait un édifice en verre, mettant en exergue des histoires intimes de fantômes et de choix de vie, maillées à un thriller financier basé sur le mécanisme de la pyramide de Ponzi. Une façon d'illuminer l'humanité trop souvent oubliée dans les dédales de la crise financière, de parler aussi, à côté des pertes financières, de la culpabilité, de l'hypocrisie, de la honte, du courage…Un livre sur la perte de confiance dans le genre humain aussi. J'ai lu ce livre en apnée. Plongeant, comme l'héroïne, dans l'eau glacée des méandres de nos interrogations existentielles actuelles. Il me tarde de retrouver les personnages principaux de ce livre dans le tout dernier livre de l'auteure canadienne de cette rentrée 2023, raison pour laquelle, tout comme l'a conseillé Stéphane (@Lenocherdeslivres) à qui je dois cette lecture (merci à toi), j'ai décidé de lire l'hôtel de verre avant La mer de la tranquillité…titre énigmatique en fan de Fernando Pessoa que je suis…

« Donnez-moi du calme, donnez-moi des forêts, l'océan et pas de routes. Donnez-moi les promenades à pied à travers bois jusqu'au village en été, donnez-moi la brume se levant sur l'eau, donnez-moi la vue sur les branches feuillues, le matin, de ma baignoire. Donnez-moi un endroit où il n'y ait personne, parce que jamais plus je ne ferai totalement confiance à quelqu'un ».


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